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Depuis longtemps, les bourgeois riches étaient partis. Aucune fabrique, aucune usine n'avait rouvert ses portes. Pas de commerce, pas de travail, l'existence d'oisiveté continuait, dans l'attente anxieuse de l'inévitable dénouement. Et le peuple ne vivait toujours que de la solde des gardes nationaux, ces trente sous que payaient maintenant les millions réquisitionnés à la banque, les trente sous pour lesquels beaucoup se battaient, une des causes au fond et la raison d'être de l'émeute. Des quartiers entiers s'étaient vidés, les boutiques closes, les façades mortes. Sous le grand soleil de l'admirable mois de mai, dans les rues désertes, on ne rencontrait plus que la pompe farouche des enterrements de fédérés, tués à l'ennemi, des convois sans prêtres, des corbillards couverts de drapeaux rouges, suivis de foules portant des bouquets d'immortelles. Les églises, fermées, se transformaient chaque soir en salles de club. Les seuls journaux révolutionnaires paraissaient, on avait supprimé tous les autres. C'était Paris détruit, ce grand et malheureux Paris qui gardait, contre l'assemblée, sa répulsion de capitale républicaine, et chez lequel grandissait à présent la terreur de la Commune, l'impatience d'en être délivré, au milieu des effrayantes histoires qui couraient, des arrestations quotidiennes d'otages, des tonneaux de poudre descendus dans les égouts, où, disait-on, veillaient des hommes avec des torches, attendant un signal. Maurice, alors, qui n'avait jamais bu, se trouva pris et comme noyé, dans le coup d'ivresse générale. Il lui arrivait, maintenant, lorsqu'il était de service à quelque poste avancé, ou bien lorsqu'il passait la nuit au corps de garde, d'accepter un petit verre de cognac. S'il en prenait un second, il s'exaltait, parmi les souffles d'alcool qui lui passaient sur la face. C'était l'épidémie envahissante, la soûlerie chronique, léguée par le premier siège, aggravée par le second, cette population sans pain, ayant de l'eau-de-vie et du vin à pleins tonneaux, et qui s'était saturée, délirante désormais à la moindre goutte. Pour la première fois de sa vie, le 21 mai, un dimanche, Maurice rentra ivre, vers le soir, rue des Orties, où il couchait de temps à autre. Il avait passé la journée à Neuilly encore, faisant le coup de feu, buvant avec les camarades, dans l'espoir de combattre l'immense fatigue qui l'accablait. Puis, la tête perdue, à bout de force, il était venu se jeter sur le lit de sa petite chambre, ramené par l'instinct, car jamais il ne se rappela comment il était rentré. Et, le lendemain seulement, le soleil était déjà haut, lorsque des bruits de tocsins, de tambours et de clairons le réveillèrent. La veille, au Point-du-Jour, les versaillais, trouvant une porte abandonnée, étaient entrés librement dans Paris. Dès qu'il fut descendu, habillé à la hâte, le fusil en bandoulière, un groupe effaré de camarades, rencontré à la mairie de l'arrondissement, lui conta les faits de la soirée et de la nuit, au milieu d'une confusion telle, qu'il lui fut d'abord difficile de comprendre. Depuis dix jours que le fort d'Issy et la grande batterie de Montretout, aidés par le Mont-Valérien, battaient le rempart, la porte de Saint-cloud était devenue intenable; et l'assaut allait être donné le lendemain, lorsqu'un passant, vers cinq heures, voyant que personne ne gardait plus la porte, avait simplement appelé du geste les gardes de tranchée, qui se trouvaient à peine à cinquante mètres. Sans attendre, deux compagnies du 37e de ligne étaient entrées. Puis, derrière elles, tout le 4e corps, commandé par le général Douay, avait suivi. Pendant la nuit entière, des troupes avaient coulé, d'un flot ininterrompu. À sept heures, la division vergé descendait vers le pont de Grenelle et poussait jusqu'au Trocadéro. À neuf heures, le général Clinchant prenait Passy et la Muette. À trois heures du matin, le 1er corps campait dans le bois de Boulogne; tandis que, vers le même moment, la division Bruat passait la Seine, pour enlever la porte de Sèvres et faciliter l'entrée du 2e corps, qui, sous les ordres du général de Cissey, devait occuper le quartier de Grenelle, une heure plus tard. C'était ainsi que, le 22 au matin, l'armée de Versailles était maîtresse du Trocadéro et de la Muette, sur la rive droite, de Grenelle, sur la rive gauche; et cela, au milieu de la stupeur, de la colère et du désarroi de la Commune, criant déjà à la trahison, éperdue à l'idée de l'écrasement inévitable. Ce fut le premier sentiment de Maurice, quand il eut compris: la fin était venue, il n'y avait qu'à se faire tuer. Mais le tocsin sonnait à la volée, les tambours battaient plus fort, des femmes et jusqu'à des enfants travaillaient aux barricades, les rues s'emplissaient de la fièvre des bataillons, réunis à la hâte, courant à leur poste de combat. Et, dès midi, l'éternel espoir renaissait au coeur des soldats exaltés de la Commune, résolus à vaincre, en constatant que les versaillais n'avaient presque pas bougé. Cette armée, qu'ils avaient craint de voir aux Tuileries en deux heures, opérait avec une prudence extraordinaire, instruite par ses défaites, exagérant la tactique que les Prussiens lui avaient si durement apprise. À l'Hôtel de Ville, le comité de salut public et Delescluze, délégué à la guerre, organisaient, dirigeaient la défense. On racontait qu'ils avaient repoussé dédaigneusement une suprême tentative de conciliation. Cela enflammait les courages, le triomphe de Paris redevenait certain, de toutes parts la résistance allait être farouche, comme l'attaque devait être implacable, dans la haine grossie de mensonges et d'atrocités, qui brûlait au coeur des deux armées. Et, cette journée, Maurice la passa du côté du Champ de Mars et des Invalides, à se replier lentement, de rue en rue, en lâchant des coups de feu. Il n'avait pu retrouver son bataillon, il se battait avec des camarades inconnus, emmené par eux sur la rive gauche, sans même y avoir pris garde. Vers quatre heures, ils défendirent une barricade qui fermait la rue de l'université, à sa sortie sur l'esplanade; et ils ne l'abandonnèrent qu'au crépuscule, lorsqu'ils surent que la division Bruat, filant le long du quai, s'était emparée du corps législatif. Ils avaient failli être pris, ils gagnèrent la rue de Lille à grand-peine, grâce à un large détour par la rue Saint-Dominique et la rue de Bellechasse. Quand la nuit tomba, l'armée de Versailles occupait une ligne qui partait de la porte de Vanves, passait par le corps législatif, le palais de l'Élysée, l'église Saint-Augustin, la gare Saint-lazare, et aboutissait à la porte d'Asnières. Le lendemain, le 23, un mardi printanier de clair et chaud soleil, fut pour Maurice le jour terrible. Les quelques centaines de fédérés, dont il faisait partie et où il y avait des hommes de plusieurs bataillons, tenaient encore tout le quartier, du quai à la rue Saint-Dominique. Mais la plupart avaient bivouaqué rue de Lille, dans les jardins des grands hôtels qui se trouvaient là. Lui-même s'était endormi profondément, sur une pelouse, à côté du palais de la Légion d'Honneur. Dès le matin, il croyait que les troupes débusqueraient du corps législatif, pour les refouler derrière les fortes barricades de la rue du Bac. Les heures pourtant se passèrent, sans que l'attaque se produisît. On n'échangeait toujours que des balles perdues, d'un bout des rues à l'autre. C'était le plan de Versailles qui se développait avec une lenteur prudente, la résolution bien arrêtée de ne pas se heurter de front à la formidable forteresse que les insurgés avaient faite de la terrasse des Tuileries, l'adoption d'un double cheminement, à gauche et à droite, le long des remparts, de manière à s'emparer d'abord de Montmartre et de l'observatoire, pour se rabattre ensuite et prendre tous les quartiers du centre dans un immense coup de filet. Vers deux heures, Maurice entendit raconter que le drapeau tricolore flottait sur Montmartre: attaquée par trois corps d'armée à la fois, qui avaient lancé leurs bataillons sur la butte, au nord et à l'ouest, par les rues Lepic, des Saules et du Mont-Cenis, la grande batterie du moulin de la galette venait d'être prise; et les vainqueurs refluaient sur Paris, emportaient la place Saint-Georges, Notre-Dame de Lorette, la mairie de la rue Drouot, le nouvel opéra; pendant que, sur la rive gauche, le mouvement de conversion, parti du cimetière Montparnasse, gagnait la place d'enfer et le marché aux chevaux. Une stupeur, de la rage et de l'effroi accueillaient ces nouvelles, ces progrès si rapides de l'armée. Eh quoi! Montmartre enlevé en deux heures, Montmartre, la citadelle glorieuse et imprenable de l'insurrection! Maurice s'aperçut bien que les rangs s'éclaircissaient, des camarades tremblants filaient sans bruit, allaient se laver les mains, mettre une blouse, dans la terreur des représailles. Le bruit courait qu'on serait tourné par la Croix-Rouge, dont l'attaque se préparait. Déjà, les barricades des rues Martignac et de Bellechasse étaient prises, on commençait à voir les pantalons rouges au bout de la rue de Lille. Et il ne resta bientôt que les convaincus, les acharnés, Maurice et une cinquantaine d'autres, décidés à mourir, après en avoir tué le plus possible, de ces versaillais qui traitaient les fédérés en bandits, qui fusillaient les prisonniers en arrière de la ligne de bataille. Depuis la veille, l'exécrable haine avait grandi, c'était l'extermination entre ces révoltés mourant pour leur rêve et cette armée toute fumante de passions réactionnaires, exaspérée d'avoir à se battre encore. Vers cinq heures, comme Maurice et les camarades se repliaient décidément derrière les barricades de la rue du Bac, descendant de porte en porte la rue de Lille, en tirant toujours, il vit tout d'un coup une grosse fumée noire sortir par une fenêtre ouverte du palais de la Légion d'Honneur. C'était le premier incendie allumé dans Paris; et, sous le coup de furieuse démence qui l'emportait, il en eut une joie farouche. L'heure avait sonné, que la ville entière flambât donc comme un bûcher immense, que le feu purifiât le monde! 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