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Text on one page: Few Medium Many
C'était le premier incendie allumé
dans Paris; et, sous le coup de furieuse démence qui l'emportait,
il en eut une joie farouche. L'heure avait sonné, que la ville
entière flambât donc comme un bûcher immense, que le feu purifiât
le monde! Mais une apparition brusque l'étonna: cinq ou six hommes
venaient de sortir précipitamment du palais, ayant à leur tête un
grand gaillard, dans lequel il reconnut Chouteau, son ancien
camarade d'escouade du 106e. Il l'avait aperçu déjà avec un képi
galonné, après le 18 mars, il le retrouvait monté en grade, ayant
des galons partout, attaché à l'état-major de quelque général qui
ne se battait pas. Une histoire lui revint, qu'on lui avait
contée: ce Chouteau installé au palais de la Légion d'Honneur,
vivant là en compagnie d'une maîtresse dans une bombance
continuelle, s'allongeant avec ses bottes au milieu des grands
lits somptueux, cassant les glaces à coups de revolver, pour rire.
Même on assurait que sa maîtresse, sous le prétexte d'aller faire
son marché aux halles, partait chaque matin en voiture de gala,
déménageant des ballots de linge volé, des pendules et jusqu'à des
meubles. Et Maurice, à le voir courir avec ses hommes, tenant
encore à la main un bidon de pétrole, éprouva un malaise, un doute
affreux où il sentit vaciller toute sa foi. L'oeuvre terrible
pouvait donc être mauvaise, qu'un tel homme en était l'ouvrier?

Des heures encore s'écoulèrent, il ne se battait plus que dans la
détresse, ne retrouvant en lui, debout, que la sombre volonté de
mourir. S'il s'était trompé, qu'il payât au moins l'erreur de son
sang! La barricade qui fermait la rue de Lille, à la hauteur de la
rue du Bac, était très forte, faite de sacs et de tonneaux de
terre, précédée d'un fossé profond. Il la défendait avec une
douzaine à peine d'autres fédérés, tous à demi couchés, tuant à
coup sûr chaque soldat qui se montrait. Lui, jusqu'à la nuit
tombante, ne bougea pas, épuisa ses cartouches, silencieux, dans
l'entêtement de son désespoir. Il regardait grossir les grandes
fumées du palais de la Légion d'Honneur, que le vent rabattait au
milieu de la rue, sans qu'on pût encore voir les flammes, sous le
jour finissant. Un autre incendie avait éclaté dans un hôtel
voisin. Et, brusquement, un camarade vint l'avertir que les
soldats, n'osant prendre la barricade de front, étaient en train
de cheminer à travers les jardins et les maisons, trouant les murs
à coups de pioche. C'était la fin, ils pouvaient déboucher là,
d'un instant à l'autre. Et, en effet, un coup de feu plongeant
étant parti d'une fenêtre, il revit Chouteau et ses hommes qui
montaient frénétiquement, à droite et à gauche, dans les maisons
d'angle, avec leur pétrole et des torches. Une demi-heure plus
tard, sous le ciel devenu noir, tout le carrefour flambait;
pendant que lui, toujours couché derrière les tonneaux et les
sacs, profitait de l'intense clarté pour abattre les soldats
imprudents qui se risquaient dans l'enfilade de la rue, hors des
portes.

Combien de temps Maurice tira-t-il encore? Il n'avait plus
conscience du temps ni des lieux. Il pouvait être neuf heures, dix
heures peut-être. L'exécrable besogne qu'il faisait l'étouffait
maintenant d'une nausée, ainsi qu'un vin immonde qui revient dans
l'ivresse. Autour de lui, les maisons en flammes commençaient à
l'envelopper d'une chaleur insupportable, d'un air brûlant
d'asphyxie. Le carrefour, avec ses tas de pavés qui le fermaient,
était devenu un camp retranché, défendu par les incendies, sous
une pluie de tisons. N'étaient-ce pas les ordres? Incendier les
quartiers en abandonnant les barricades, arrêter les troupes par
une ligne dévorante de brasiers, brûler Paris à mesure qu'on le
rendrait. Et, déjà, il sentait bien que les maisons de la rue du
Bac ne brûlaient pas seules. Derrière son dos, il voyait le ciel
s'embraser d'une immense lueur rouge, il entendait un grondement
lointain, comme si toute la ville s'allumait. À droite, le long de
la Seine, d'autres incendies géants devaient éclater. Depuis
longtemps, il avait vu disparaître Chouteau, fuyant les balles.
Les plus acharnés de ses camarades filaient eux-mêmes un à un,
épouvantés par l'idée d'être tournés d'un moment à l'autre. Enfin,
il restait seul, allongé entre deux sacs de terre, ne pensant qu'à
tirer toujours, lorsque les soldats, qui avaient cheminé à travers
les cours et les jardins, débouchèrent par une maison de la rue du
Bac, et se rabattirent.

Dans l'exaltation de cette lutte suprême, il y avait deux grands
jours que Maurice n'avait pas songé à Jean. Et Jean non plus,
depuis qu'il était entré dans Paris avec son régiment, dont on
avait renforcé la division Bruat, ne s'était pas, une seule
minute, souvenu de Maurice. La veille, il avait fait le coup de
feu au Champ de Mars et sur l'esplanade des Invalides. Puis, ce
jour-là, il n'avait quitté la place du Palais-Bourbon que vers
midi, pour enlever les barricades du quartier, jusqu'à la rue des
saints-Pères. Lui, si calme, s'était peu à peu exaspéré, dans
cette guerre fratricide, au milieu de camarades dont l'ardent
désir était de se reposer enfin, après tant de mois de fatigue.
Les prisonniers, qu'on ramenait d'Allemagne et qu'on incorporait,
ne dérageaient pas contre Paris; et il y avait encore les récits
des abominations de la Commune, qui le jetaient hors de lui, en
blessant son respect de la propriété et son besoin d'ordre. Il
était resté le fond même de la nation, le paysan sage, désireux de
paix, pour qu'on recommençât à travailler, à gagner, à se refaire
du sang. Mais surtout, dans cette colère grandissante, qui
emportait jusqu'à ses plus tendres préoccupations, les incendies
étaient venus l'affoler. Brûler les maisons, brûler les palais,
parce qu'on n'était pas les plus forts, ah ça, non, par exemple!
Il n'y avait que des bandits capables d'un coup pareil. Et lui
dont les exécutions sommaires, la veille, avaient serré le coeur,
ne s'appartenait plus, farouche, les yeux hors de la tête, tapant,
hurlant.

Violemment, Jean déboucha dans la rue du Bac, avec les quelques
hommes de son escouade. D'abord, il ne vit personne, il crut que
la barricade venait d'être évacuée. Puis, là-bas, entre deux sacs
de terre, il aperçut un communard qui remuait, qui épaulait,
tirant encore dans la rue de Lille. Et ce fut sous la poussée
furieuse du destin, il courut, il cloua l'homme sur la barricade,
d'un coup de baïonnette.

Maurice n'avait pas eu le temps de se retourner. Il jeta un cri,
il releva la tête. Les incendies les éclairaient d'une aveuglante
clarté.

-- Oh! Jean, mon vieux Jean, est-ce toi?

Mourir, il le voulait, il en avait l'enragée impatience. Mais
mourir de la main de son frère, c'était trop, cela lui gâtait la
mort, en l'empoisonnant d'une abominable amertume.

-- Est-ce donc toi, Jean, mon vieux Jean?

Foudroyé, dégrisé, Jean le regardait. Ils étaient seuls, les
autres soldats s'étaient déjà mis à la poursuite des fuyards.
Autour d'eux, les incendies flambaient plus haut, les fenêtres
vomissaient de grandes flammes rouges, tandis qu'on entendait, à
l'intérieur, l'écroulement embrasé des plafonds. Et Jean s'abattit
près de Maurice, sanglotant, le tâtant, tâchant de le soulever,
pour voir s'il ne pourrait pas le sauver encore.

-- Oh! mon petit, mon pauvre petit!




VIII


Lorsque le train, qui arrivait de Sedan, après des retards sans
nombre, finit par entrer dans la gare de Saint-Denis, vers neuf
heures, une grande clarté rouge éclairait déjà le ciel, au sud,
comme si tout Paris se fût embrasé. À mesure que la nuit s'était
faite, cette lueur avait grandi; et, peu à peu, elle gagnait
l'horizon entier, ensanglantant un vol de petits nuages qui se
noyaient, vers l'est, au fond des ténèbres accrues.

Henriette, la première, sauta du wagon, inquiète de ces reflets
d'incendie, que les voyageurs avaient aperçus, au travers des
champs noirs, par les portières du train en marche. D'ailleurs,
des soldats Prussiens, qui venaient d'occuper militairement la
gare, forçaient tout le monde à descendre, tandis que deux d'entre
eux, sur le quai d'arrivée, criaient en un rauque Français:

-- Paris brûle... On ne va pas plus loin, tout le monde descend...
Paris brûle, Paris brûle...

Ce fut, pour Henriette, une angoisse terrible. Mon Dieu! Arrivait-
elle donc trop tard? Maurice n'ayant pas répondu à ses deux
dernières lettres, elle avait éprouvé de si mortelles inquiétudes,
aux nouvelles de Paris, de plus en plus alarmantes, qu'elle
s'était décidée brusquement à quitter Remilly. Depuis des mois,
chez l'oncle Fouchard, elle s'attristait; les troupes
d'occupation, à mesure que Paris avait prolongé sa résistance,
étaient devenues plus exigeantes et plus dures; et, maintenant que
les régiments, un à un, rentraient en Allemagne, de continuels
passages de soldats épuisaient de nouveau les campagnes et les
villes. Le matin, comme elle se levait au petit jour, pour aller
prendre le chemin de fer à Sedan, elle avait vu la cour de la
ferme pleine d'un flot de cavaliers, qui avaient dormi là, couchés
pêle-mêle, enveloppés dans leurs manteaux. Ils étaient si
nombreux, qu'ils couvraient la terre. Puis, à un brusque appel de
clairon, tous s'étaient dressés, silencieux, drapés à longs plis,
si serrés les uns contre les autres, qu'elle avait cru assister à
la résurrection d'un champ de bataille, sous l'éclat des
trompettes du jugement dernier. Et elle retrouvait encore des
Prussiens à Saint-Denis, et c'étaient eux qui jetaient ce cri, qui
la bouleversait:

-- Tout le monde descend, on ne va pas plus loin... Paris brûle,
Paris brûle...

Éperdue, Henriette se précipita, avec sa petite valise, demanda
des renseignements. On se battait depuis deux jours dans Paris, la
ligne ferrée était coupée, les Prussiens restaient en observation.
Mais elle voulait passer quand même, elle avisa sur le quai le
capitaine qui commandait la compagnie occupant la gare, elle
courut à lui.

-- Monsieur, je vais rejoindre mon frère dont je suis affreusement
inquiète. Je vous en supplie, donnez-moi le moyen de continuer ma
route.

Elle s'arrêta, surprise, en reconnaissant le capitaine, dont un
bec de gaz venait d'éclairer le visage.

-- C'est vous, Otto...



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