A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 20000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
Elle est bonne, elle fait
son oeuvre...

Jean l'interrompit d'un cri de haine et de remords.

-- Sacré bon Dieu! quand je te vois là, et quand c'est par ma
faute... Ne la défends plus, c'est une sale chose que la guerre!

Le blessé eut un geste vague.

-- Oh! moi, qu'est-ce que ça fait? il y en a bien d'autres!...
C'est peut-être nécessaire, cette saignée. La guerre, c'est la vie
qui ne peut pas être sans la mort.

Et les yeux de Maurice se fermèrent, dans la fatigue de l'effort
que lui avaient coûté ces quelques mots. D'un signe, Henriette
avait prié Jean de ne pas discuter. Toute une protestation la
soulevait elle-même, sa colère contre la souffrance humaine,
malgré son calme de femme frêle et si brave, avec ses regards
limpides où revivait l'âme héroïque du grand-père, le héros des
légendes napoléoniennes.

Deux jours se passèrent, le jeudi et le vendredi, au milieu des
mêmes incendies et des mêmes massacres. Le fracas du canon ne
cessait pas; les batteries de Montmartre, dont l'armée de
Versailles s'était emparée, canonnaient sans relâche celles que
les fédérés avaient installées à Belleville et au Père-Lachaise;
et ces dernières tiraient au hasard sur Paris: des obus étaient
tombés rue Richelieu et à la place Vendôme. Le 25 au soir, toute
la rive gauche était entre les mains des troupes. Mais, sur la
rive droite, les barricades de la place du Château-D'eau et de la
place de la Bastille tenaient toujours. Il y avait là deux
véritables forteresses que défendait un feu terrible, incessant.
Au crépuscule, dans la débandade des derniers membres de la
Commune, Delescluze avait pris sa canne, et il était venu, d'un
pas de promenade, tranquillement, jusqu'à la barricade qui fermait
le boulevard Voltaire, pour y tomber foudroyé, en héros. Le
lendemain, le 26, dès l'aube, le Château-D'eau et la Bastille
furent emportés, les communards n'occupèrent plus que la Villette,
Belleville et Charonne, de moins en moins nombreux, réduits à la
poignée de braves qui voulaient mourir. Et, pendant deux jours,
ils devaient résister encore et se battre, furieusement.

Le vendredi soir, comme Jean s'échappait de la place du Carrousel,
pour retourner rue des Orties, il assista, au bas de la rue
Richelieu, à une exécution sommaire, dont il resta bouleversé.
Depuis l'avant-veille, deux cours martiales fonctionnaient, la
première au Luxembourg, la seconde au théâtre du Châtelet. Les
condamnés de l'une étaient passés par les armes dans le jardin,
tandis que l'on traînait ceux de l'autre jusqu'à la caserne Lobau,
où des pelotons en permanence les fusillaient, dans la cour
intérieure, presque à bout portant. Ce fut là surtout que la
boucherie devint effroyable: des hommes, des enfants, condamnés
sur un indice, les mains noires de poudre, les pieds simplement
chaussés de souliers d'ordonnance; des innocents dénoncés à faux,
victimes de vengeances particulières, hurlant des explications,
sans pouvoir se faire écouter; des troupeaux jetés pêle-mêle sous
les canons des fusils, tant de misérables à la fois, qu'il n'y
avait pas des balles pour tous, et qu'il fallait achever les
blessés à coups de crosse. Le sang ruisselait, des tombereaux
emportaient les cadavres, du matin au soir. Et, par la ville
conquise, au hasard des brusques affolements de rage vengeresse,
d'autres exécutions se faisaient, devant les barricades, contre
les murs des rues désertes, sur les marches des monuments. C'était
ainsi que Jean venait de voir des habitants du quartier amenant
une femme et deux hommes au poste qui gardait le théâtre-Français.
Les bourgeois se montraient plus féroces que les soldats, les
journaux qui avaient reparu poussaient à l'extermination. Toute
une foule violente s'acharnait contre la femme surtout, une de ces
pétroleuses dont la peur hantait les imaginations hallucinées,
qu'on accusait de rôder le soir, de se glisser le long des
habitations riches, pour lancer des bidons de pétrole enflammé
dans les caves. On venait, criait-on, de surprendre celle-là,
accroupie devant un soupirail de la rue Sainte-Anne. Et, malgré
ses protestations et ses sanglots, on la jeta, avec les deux
hommes, au fond d'une tranchée de barricade qu'on n'avait pas
comblée encore, on les fusilla dans ce trou de terre noire, comme
des loups pris au piège. Des promeneurs regardaient, une dame
s'était arrêtée avec son mari, tandis qu'un mitron, qui portait
une tourte dans le voisinage, sifflait un air de chasse.

Jean se hâtait de gagner la rue des Orties, le coeur glacé, quand
il eut un brusque souvenir. N'était-ce pas Chouteau, l'ancien
soldat de son escouade, qu'il venait de voir, sous l'honnête
blouse blanche d'un ouvrier, assistant à l'exécution, avec des
gestes approbateurs? Et il savait le rôle du bandit, traître,
voleur et assassin! Un instant, il fut sur le point de retourner
là-bas, de le dénoncer, de le faire fusiller sur les corps des
trois autres. Ah! cette tristesse, les plus coupables échappant au
châtiment, promenant leur impunité au soleil, tandis que des
innocents pourrissent dans la terre!

Henriette, au bruit des pas qui montaient, était sortie sur le
palier.

-- Soyez prudent, il est aujourd'hui dans un état de surexcitation
extraordinaire... Le major est revenu, il m'a désespérée.

En effet, Bouroche avait hoché la tête, en ne pouvant rien
promettre encore. Peut-être, tout de même, la jeunesse du blessé
triompherait-elle des accidents qu'il redoutait.

-- Ah! c'est toi, dit fiévreusement Maurice à Jean, dès qu'il
l'aperçut. Je t'attendais, qu'est-ce qu'il se passe, où en est-on?

Et, le dos contre son oreiller, en face de la fenêtre qu'il avait
forcé sa soeur à ouvrir, montrant la ville redevenue noire, qu'un
nouveau reflet de fournaise éclairait:

-- Hein? ça recommence, Paris brûle, Paris brûle tout entier,
cette fois!

Dès le coucher du soleil, l'incendie du grenier d'abondance avait
enflammé les quartiers lointains, en haut de la coulée de la
Seine. Aux Tuileries, au Conseil d'État, les plafonds devaient
crouler, activant le brasier des poutres qui se consumaient, car
des foyers partiels s'étaient rallumés, des flammèches et des
étincelles montaient par moments. Beaucoup des maisons qu'on
croyait éteintes, se remettaient ainsi à flamber. Depuis trois
jours, l'ombre ne pouvait se faire, sans que la ville parût
reprendre feu, comme si les ténèbres eussent soufflé sur les
tisons rouges encore, les ravivant, les semant aux quatre coins de
l'horizon. Ah! cette ville d'enfer qui rougeoyait dès le
crépuscule, allumée pour toute une semaine, éclairant de ses
torches monstrueuses les nuits de la semaine sanglante! Et, cette
nuit-là, quand les docks de la Villette brûlèrent, la clarté fut
si vive sur la cité immense, qu'on put la croire réellement
incendiée par tous les bouts, cette fois, envahie et noyée sous
les flammes. Dans le ciel saignant, les quartiers rouges, à
l'infini, roulaient le flot de leurs toitures de braise.

-- C'est la fin, répéta Maurice, Paris brûle!

Il s'excitait avec ces mots, redits à vingt reprises, dans un
besoin fébrile de parler, après la lourde somnolence qui l'avait
tenu presque muet, pendant trois jours. Mais un bruit de larmes
étouffées lui fit tourner la tête.

-- Comment, petite soeur, c'est toi, si brave!... Tu pleures parce
que je vais mourir...

Elle l'interrompit, en se récriant.

-- Mais tu ne mourras pas!

-- Si, si, ça vaut mieux, il le faut!... Ah! va, ce n'est pas
grand-chose de bon qui s'en ira avec moi. Avant la guerre, je t'ai
fait tant de peine, j'ai coûté si cher à ton coeur et à ta
bourse!... Toutes ces sottises, toutes ces folies que j'ai
commises, et qui auraient mal fini, qui sait? La prison, le
ruisseau...

De nouveau, elle lui coupait la parole, violemment.

-- Tais-toi! tais-toi!... Tu as tout racheté!

Il se tut, songea un instant.

-- Quand je serai mort, oui! peut-être... Ah! mon vieux Jean, tu
nous as tout de même rendu à tous un fier service, quand tu m'as
allongé ton coup de baïonnette.

Mais lui aussi, les yeux gros de larmes, protestait.

-- Ne dis pas ça! tu veux donc que je me casse la tête contre un
mur!

Ardemment, Maurice continua:

-- Rappelle-toi donc ce que tu m'as dit, le lendemain de Sedan,
quand tu prétendais que ce n'était pas mauvais, parfois, de
recevoir une bonne gifle... Et tu ajoutais que, lorsqu'on avait de
la pourriture quelque part, un membre gâté, ça valait mieux de le
voir par terre, abattu d'un coup de hache, que d'en crever comme
d'un choléra... J'ai songé souvent à cette parole, depuis que je
me suis trouvé seul, enfermé dans ce Paris de démence et de
misère... Eh bien! c'est moi qui suis le membre gâté que tu as
abattu...

Son exaltation grandissait, il n'écoutait même plus les
supplications d'Henriette et de Jean, terrifiés. Et il continuait,
dans une fièvre chaude, abondante en symboles, en images
éclatantes. C'était la partie saine de la France, la raisonnable,
la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de
la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par
l'empire, détraquée de rêveries et de jouissances; et il lui avait
ainsi fallu couper dans sa chair même, avec un arrachement de tout
l'être, sans trop savoir ce qu'elle faisait. Mais le bain de sang
était nécessaire, et de sang Français, l'abominable holocauste, le
sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le
calvaire était monté jusqu'à la plus terrifiante des agonies, la
nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître.

-- Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide... Va, va! prends
la pioche, prends la truelle! et retourne le champ, et rebâtis la
maison!... Moi, tu as bien fait de m'abattre, puisque j'étais
l'ulcère collé à tes os!

Il délira encore, il voulut se lever, s'accouder à la fenêtre.

-- Paris brûle, rien ne restera... Ah! cette flamme qui emporte
tout, qui guérit tout, je l'ai voulue, oui! elle fait la bonne
besogne... Laissez-moi descendre, laissez-moi achever l'oeuvre
d'humanité et de liberté...

Jean eut toutes les peines du monde à le remettre au lit, tandis
qu'Henriette, en larmes, lui parlait de leur enfance, le suppliait
de se calmer, au nom de leur adoration.



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | 71 | | 72 | | 73 | | 74 | | 75 | | 76 | | 77 | | 78 | | 79 | | 80 | | 81 | | 82 | | 83 | | 84 | | 85 | | 86 | | 87 | | 88 | | 89 | | 90 | | 91 | | 92 | | 93 | | 94 | | 95 | | 96 | | 97 | | 98 | | 99 | | 100 | | 101 | | 102 | | 103 | | 104 | | 105 | | 106 | | 107 | | 108 | | 109 | | 110 | | 111 | | 112 | | 113 | | 114 | | 115 | | Next |


Keywords:
N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.