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Aussi, avant le départ,
comme on venait de distribuer le pain cuit la veille, et que
l'escouade avait reçu trois pains longs, il blâma fortement Loubet
et Pache de les avoir attachés sur leurs sacs. Les tentes étaient
pliées, les sacs ficelés, on ne l'écouta point. Six heures
sonnaient à tous les clochers des villages, lorsque l'armée
entière s'ébranla, reprenant gaillardement sa marche en avant,
dans l'espoir matinal de cette journée nouvelle.

Le 106e, pour aller rejoindre la route de Reims à Vouziers, coupa
presque tout de suite par des chemins de traverse, monta à travers
des chaumes, pendant plus d'une heure. En bas, vers le nord, on
apercevait parmi des arbres Béthiniville, où l'on disait que
l'empereur avait couché. Et, lorsqu'on fut sur la route de
Vouziers, les plaines de la veille recommencèrent, la Champagne
pouilleuse acheva de dérouler ses champs pauvres, d'une
désespérante monotonie. Maintenant, c'était l'Arne, un maigre
ruisseau, qui coulait à gauche, tandis que les terres nues
s'étendaient à droite, à l'infini, prolongeant l'horizon de leurs
lignes plates. On traversa des villages, Saint-Clément, dont
l'unique rue serpente aux deux bords de la route, Saint-Pierre,
gros bourg de richards qui avaient barricadé leurs portes et leurs
fenêtres. La grande halte eut lieu, vers dix heures, près d'un
autre village, Saint-Etienne, où les soldats eurent la joie de
trouver encore du tabac. Le 7e corps s'était divisé en plusieurs
colonnes, le 106e marchait seul, n'ayant derrière lui qu'un
bataillon de chasseurs et que l'artillerie de réserve; et,
vainement, Maurice se retournait, aux coudes des routes, pour
revoir l'immense convoi qui l'avait intéressé la veille: les
troupeaux s'en étaient allés, il n'y avait plus que des canons
roulant, grandis par ces plaines rases, comme des sauterelles
sombres et hautes sur pattes. Mais, après Saint-Etienne, le chemin
devint abominable, un chemin qui montait par ondulations lentes,
au milieu de vastes champs stériles, dans lesquels ne poussaient
que les éternels bois de pins, à la verdure noire, si triste au
milieu des terres blanches. On n'avait pas encore traversé une
pareille désolation. Mal empierré, détrempé par les dernières
pluies, le chemin était un véritable lit de boue, de l'argile
grise délayée, où les pieds se collaient comme dans de la poix. La
fatigue fut extrême, les hommes n'avançaient plus, épuisés. Et,
pour comble d'ennui, des averses brusques se mirent à tomber,
d'une violence terrible. L'artillerie, embourbée, faillit rester
en route.

Chouteau, qui portait le riz de l'escouade, hors d'haleine,
furieux de la charge dont il était écrasé, jeta le paquet, croyant
n'être vu de personne. Loubet l'avait aperçu.

-- T'as tort, c'est pas à faire, ces coups-là, parce qu'ensuite
les camarades se brossent le ventre.

-- Ah! ouiche! répondit Chouteau, puisqu'on a de tout, on nous en
donnera d'autre, à l'étape.

Et Loubet, qui portait le lard, convaincu par le raisonnement, se
débarrassa à son tour.

Maurice, lui, souffrait de plus en plus de son pied, dont le talon
devait s'être enflammé de nouveau. Il traînait la jambe, si
douloureusement, que Jean céda à une sollicitude grandissante.

-- Hein! ça ne va pas, ça recommence?

Puis, comme on faisait une courte halte pour laisser souffler les
hommes, il lui donna un bon conseil.

-- Déchaussez-vous, marchez le pied nu, la boue fraîche calmera la
brûlure.

En effet, Maurice put de cette façon continuer à suivre, sans trop
de peine; et un profond sentiment de reconnaissance l'envahit.
C'était une véritable chance, pour une escouade, d'avoir un
caporal pareil, ayant servi, sachant les tours du métier: un
paysan mal dégrossi, évidemment; mais tout de même un brave homme.

On n'arriva que tard à Contreuve, où l'on devait bivouaquer, après
avoir traversé la route de Châlons à Vouziers et être descendu,
par une côte raide, dans le ravin de Semide. Le pays changeait,
c'étaient déjà les Ardennes.

Et, des vastes coteaux nus, choisis pour le campement du 7e corps,
dominant le village, on apercevait au loin la vallée de l'Aisne,
perdue dans la fumée pâle des averses.

À six heures, Gaude n'avait pas encore sonné à la distribution.
Alors, Jean, pour s'occuper, inquiet d'ailleurs du grand vent qui
se levait, voulut en personne planter la tente. Il montra à ses
hommes comment il fallait choisir un terrain en pente légère,
enfoncer les piquets de biais, creuser une rigole autour de la
toile, pour l'écoulement des eaux. Maurice, à cause de son pied,
se trouvait exempté de toute corvée; et il regardait, surpris de
l'adresse intelligente de ce gros garçon, d'allure si lourde. Lui,
était brisé de fatigue, mais soutenu par l'espoir qui rentrait
dans tous les coeurs. On avait rudement marché depuis Reims,
soixante kilomètres en deux étapes. Si l'on continuait de ce
train, et toujours droit devant soi, nul doute qu'on ne culbutât
la deuxième armée allemande, pour donner la main à Bazaine, avant
que la troisième, celle du prince royal de Prusse, qu'on disait à
Vitry-Le-François, eût trouvé le temps de remonter sur Verdun.

-- Ah çà! est-ce qu'on va nous laisser crever de faim? demanda
Chouteau, en constatant, à sept heures, qu'aucune distribution
n'était encore faite.

Prudemment, Jean avait toujours commandé à Loubet d'allumer du
feu, puis de mettre dessus la marmite pleine d'eau; et, comme on
n'avait pas de bois, il avait dû fermer les yeux, lorsque celui-
ci, pour s'en procurer, s'était contenté d'arracher les treillages
d'un jardin voisin. Mais, quand il parla de faire du riz au lard,
il fallut bien lui avouer que le riz et le lard étaient restés
dans la boue du chemin de Saint-Etienne. Chouteau mentait
effrontément, jurait que le paquet devait s'être détaché de son
sac, sans qu'il s'en aperçût.

-- Vous êtes des cochons! cria Jean, furieux. Jeter du manger,
quand il y a tant de pauvres bougres qui ont le ventre vide!

C'était comme pour les trois pains, attachés sur les sacs: on ne
l'avait pas écouté, les averses venaient de les détremper, à tel
point qu'ils s'étaient fondus, une vraie bouillie, impossible à se
mettre sous la dent.

-- Nous sommes propres! répétait-il. Nous qui avions de tout, nous
voilà sans une croûte... Ah! vous êtes de rudes cochons!

Justement, on sonnait au sergent, pour un service d'ordre, et le
sergent Sapin, de son air mélancolique, vint avertir les hommes de
sa section que, toute distribution étant impossible, ils eussent à
se suffire avec leurs vivres de campagne. Le convoi, disait-on,
était resté en route, à cause du mauvais temps. Quant au troupeau,
il devait s'être égaré, à la suite d'ordres contraires. Plus tard,
on sut que le 5e et le 12e corps étant remontés, ce jour-là, du
côté de Rethel, où allait s'installer le quartier général, toutes
les provisions des villages avaient reflué vers cette ville, ainsi
que les populations, enfiévrées du désir de voir l'empereur; de
sorte que, devant le 7e corps, le pays s'était vidé: plus de
viande, plus de pain, plus même d'habitants. Et, pour comble de
misère, un malentendu avait envoyé les approvisionnements de
l'intendance sur le Chesne-Populeux. Pendant la campagne entière,
ce fut le continuel désespoir des misérables intendants, contre
lesquels tous les soldats criaient, et dont la faute n'était
souvent que d'être exacts à des rendez-vous donnés, où les troupes
n'arrivaient pas.

-- Sales cochons, répéta Jean hors de lui, c'est bien fait pour
vous! Et vous ne méritez pas la peine que je vais avoir à vous
déterrer quelque chose, parce que, tout de même, mon devoir est de
ne pas vous laisser claquer en route!

Il partit à la découverte, comme tout bon caporal devait le faire,
emmenant avec lui Pache, qu'il aimait pour sa douceur, bien qu'il
le trouvât trop enfoncé dans les curés.

Mais, depuis un instant, Loubet avait avisé, à deux ou trois cents
mètres, une petite ferme, une des dernières habitations de
Contreuve, où il lui avait semblé distinguer tout un gros
commerce. Il appela Chouteau et Lapoulle, en disant:

-- Filons de notre côté. J'ai idée qu'il y a du fourbi, là-bas.

Et Maurice fut laissé à la garde de la marmite d'eau qui
bouillait, avec l'ordre d'entretenir le feu. Il s'était assis sur
sa couverture, le pied déchaussé, pour que la plaie séchât. La vue
du camp l'intéressait, toutes les escouades en l'air, depuis
qu'elles n'attendaient plus les distributions. Cette vérité se
faisait en lui que certaines manquaient toujours de tout, tandis
que d'autres vivaient dans une continuelle abondance, selon la
prévoyance et l'adresse du caporal et des hommes. Au milieu de
l'énorme agitation qui l'entourait, à travers les faisceaux et les
tentes, il en remarquait qui n'avaient pas même pu allumer leur
feu, d'autres résignées déjà, couchées pour la nuit, d'autres, au
contraire, en train de manger de grand appétit, on ne savait quoi,
de bonnes choses. Et ce qui le frappait d'autre part, c'était le
bel ordre de l'artillerie de réserve, campée au-dessus de lui, sur
le coteau. À son coucher, le soleil parut entre deux nuages,
embrasa les canons, que les artilleurs avaient déjà lavés de la
boue des chemins.

Cependant, dans la petite ferme que Loubet et les camarades
guignaient, le chef de leur brigade, le général Bourgain-
Desfeuilles, venait de s'installer commodément. Il avait trouvé un
lit possible, il était attablé devant une omelette et un poulet
rôti, ce qui le rendait d'une humeur charmante; et, comme le
colonel De Vineuil s'était trouvé là, pour un détail de service,
il l'avait invité à dîner. Tous deux mangeaient donc, servis par
un grand diable blond, au service du fermier depuis trois jours
seulement, et qui se disait Alsacien, un expatrié emporté dans la
débâcle de Froeschwiller. Le général parlait librement devant cet
homme, commentait la marche de l'armée, puis l'interrogeait sur la
route et les distances, oubliant qu'il n'était point des Ardennes.
L'ignorance absolue que montraient les questions, finit par
émouvoir le colonel. Lui, avait habité Mézières. Il donna quelques
indications précises, qui arrachèrent ce cri au général:

-- C'est idiot tout de même!



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