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Et, dès trois heures, dans la nuit d'encre, les troupes, éveillées sans bruit, étaient à leurs postes de combat, les chassepots fraîchement graissés, les cartouchières emplies des quatre-vingt-Dix cartouches réglementaires. Aussi, le premier coup de canon de l'ennemi n'avait-il surpris personne, et les batteries Françaises, établies en arrière, entre Balan et Bazeilles, s'étaient-elles mises aussitôt à répondre, pour faire acte de présence, car elles tiraient simplement au jugé, dans le brouillard. -- Vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie sera vigoureusement défendue... J'ai toute une section. Venez donc voir. On avait, en effet, posté là quarante et quelques soldats de l'infanterie de marine, à la tête desquels était un lieutenant, un grand garçon blond, fort jeune, l'air énergique et têtu. Déjà, ses hommes avaient pris possession du bâtiment, les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage, sur la rue, les autres crénelant le mur bas de la cour, qui dominait les prairies, par derrière. Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et Weiss trouvèrent le lieutenant, regardant, s'efforçant de voir au loin, dans la brume matinale. -- Le fichu brouillard! murmura-t-il. On ne va pas pouvoir se battre à tâtons. Puis, après un silence, sans transition apparente: -- Quel jour sommes-nous donc, aujourd'hui? -- Jeudi, répondit Weiss. -- Jeudi, c'est vrai... Le diable m'emporte! On vit sans savoir, comme si le monde n'existait plus! Mais, à ce moment, dans le grondement du canon qui ne cessait pas, éclata une vive fusillade, au bord des prairies mêmes, à cinq ou six cents mètres. Et il y eut comme un coup de théâtre: le soleil se levait, les vapeurs de la Meuse s'envolèrent en lambeaux de fine mousseline, le ciel bleu apparut, se dégagea, d'une limpidité sans tache. C'était l'exquise matinée d'une admirable journée d'été. -- Ah! cria Delaherche, ils passent le pont du chemin de fer. Les voyez-vous qui cherchent à gagner, le long de la ligne... Mais c'est stupide, de ne pas avoir fait sauter le pont! Le lieutenant eut un geste de muette colère. Les fourneaux de mine étaient chargés, raconta-t-il; seulement, la veille, après s'être battu quatre heures pour reprendre le pont, on avait oublié d'y mettre le feu. -- C'est notre chance, dit-il de sa voix brève. Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine; et il n'y avait, pour s'y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu'une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l'église. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l'entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s'avançaient. C'était de là que partait la fusillade croissante. -- Tiens! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille. Mais il crut comprendre que d'autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s'abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation. Puis, comme l'attaque de front s'aggravait, elle s'effaça. Brusquement, il s'était tourné vers les hauteurs de Floing, qu'on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d'y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes. Il pouvait être cinq heures. -- Allons, murmura-t-il, la danse va être complète. Le lieutenant d'infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d'absolue certitude, en disant: -- Oh! Bazeilles est le point important. C'est ici que le sort de la bataille se décidera. -- Croyez-vous? s'écria Weiss. -- Il n'y a pas à en douter. C'est à coup sûr l'idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu'au dernier, plutôt que de laisser occuper le village. Weiss hocha la tête, jeta un regard autour de l'horizon; puis, d'une voix hésitante, comme se parlant à lui-même: -- Eh bien! non, eh bien! non, ce n'est pas ça... J'ai peur d'autre chose, oui! Je n'ose pas dire au juste... Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras très grands, pareils aux branches d'un étau; et, tourné vers le nord, il rejoignait les mains, comme si les mâchoires de l'étau se fussent tout d'un coup resserrées. Depuis la veille, c'était sa crainte, à lui qui connaissait le pays et qui s'était rendu compte de la marche des deux armées. À cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s'élargissait dans la radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche, où, durant tout un jour et toute une nuit, avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes. Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l'un des verres sur l'autre, pour mieux fouiller les pentes boisées; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de minute en minute, se couronnaient: où donc se massait à présent le flot d'hommes qui avait coulé là-bas? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur la Marfée, il finit seulement par distinguer, à l'angle d'un bois de pins, un groupe d'uniformes et de chevaux, des officiers sans doute, quelque état-major. Et la boucle de la Meuse était plus loin, barrant l'ouest, et il n'y avait, de ce côté, d'autre voie de retraite sur Mézières qu'une étroite route, qui suivait le défilé de Saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général, rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de Givonne, et qu'il avait su ensuite être le général Ducrot, commandant le 1er corps. Si l'armée ne se retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que les Prussiens vinssent lui couper le passage, après avoir traversé la Meuse à Donchery, elle allait sûrement être immobilisée, acculée à la frontière. Déjà, le soir, il n'était plus temps, on affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pont encore qu'on n'avait pas fait sauter, faute, cette fois, d'avoir songé à apporter de la poudre. Et, désespérément, Weiss se disait que le flot d'hommes, le fourmillement noir devait être dans la plaine de Donchery, en marche vers le défilé de Saint-Albert, lançant son avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait conduit la veille Jean et Maurice. Dans l'éclatant soleil, le clocher de Floing lui apparaissait très loin, comme une fine aiguille blanche. Puis, à l'est, il y avait l'autre branche de l'étau. S'il apercevait, au nord, du plateau d'Illy à celui de Floing, la ligne de bataille du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu'on avait placé en réserve sous les remparts, il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l'est, le long de la vallée de la Givonne, où le 1er corps se trouvait rangé, du bois de la Garenne au village de Daigny. Mais le canon tonnait aussi de ce côté, la lutte devait être engagée dans le bois Chevalier, en avant du village. Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé, dès la veille, l'arrivée des Prussiens à Francheval; de sorte que le mouvement qui se produisait à l'ouest, par Donchery, avait lieu également à l'est, par Francheval, et que les mâchoires de l'étau réussiraient à se rejoindre, là-bas, au nord, au calvaire d'Illy, si la double marche d'enveloppement n'était pas arrêtée. Il ne savait rien en science militaire, il n'avait que son bon sens, et il tremblait, à voir cet immense triangle dont la Meuse faisait un des côtés, et dont les deux autres étaient représentés, au nord, par le 7e corps, à l'est, par le 1er, tandis que le 12e, au sud, à Bazeilles, occupait l'angle extrême, tous les trois se tournant le dos, attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts. Au milieu, comme au fond d'une basse- fosse, la ville de Sedan était là, armée de canons hors d'usage, sans munitions et sans vivres. -- Comprenez donc, disait Weiss, en répétant son geste, ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux n'y prennent pas garde... On vous amuse à Bazeilles... Mais il s'expliquait mal, confusément, et le lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait- il les épaules, pris d'impatience, plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité de l'entendre redire que l'attaque de Bazeilles n'avait peut-être d'autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable, il finit par s'écrier: -- Fichez-nous la paix!... Nous allons les flanquer à la Meuse, vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse! Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s'être rapprochés, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les briques de la teinturerie; et, abrités derrière le petit mur de la cour, les soldats maintenant ripostaient. C'était, à chaque seconde, une détonation de chassepot, sèche et claire. -- Les flanquer à la Meuse, oui, sans doute! murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce serait très bien! Puis, s'adressant à Delaherche, qui s'était caché derrière la pompe, afin d'éviter les balles: -- N'importe, le vrai plan était de filer hier soir sur Mézières; et, à leur place, j'aimerais mieux être là-bas... 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