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Text on one page: Few Medium Many
N'empêche pas que nous les avons fait sauter
eux-mêmes, oh! En musique et dans la grande poêle à frire!... Et à
Solférino, vous n'y étiez pas, monsieur, alors pourquoi en parlez-
vous? Oui, à Solférino, où il a fait si chaud, bien qu'il ait
tombé ce jour-là plus d'eau que vous n'en avez peut-être jamais vu
dans votre vie! À Solférino, la grande brossée aux autrichiens, il
fallait les voir, devant nos baïonnettes, galoper, se culbuter,
pour courir plus vite, comme s'ils avaient eu le feu au derrière!

Il éclatait d'aise, toute la vieille gaieté militaire Française
sonnait dans son rire de triomphe. C'était la légende, le troupier
Français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de
bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de
goguette. Un caporal et quatre hommes, et des armées immenses
mordaient la poussière.

Brusquement, sa voix gronda.

-- Battue, la France battue!... Ces cochons de Prussiens nous
battre, nous autres!

Il s'approcha, saisit violemment Weiss par un revers de sa
redingote. Tout son grand corps maigre de chevalier errant
exprimait l'absolu mépris de l'ennemi, quel qu'il fût, dans une
insouciance complète du temps et des lieux.

-- Écoutez bien, monsieur... Si les Prussiens osent venir, nous
les reconduirons chez eux à coups de pied dans le cul... Vous
entendez, à coups de pied dans le cul, jusqu'à Berlin!

Et il eut un geste superbe, la sérénité d'un enfant, la conviction
candide de l'innocent qui ne sait rien et ne craint rien.

-- Parbleu! C'est comme ça, parce que c'est comme ça!

Weiss, étourdi, convaincu presque, se hâta de déclarer qu'il ne
demandait pas mieux. Quant à Maurice, qui se taisait, n'osant
intervenir devant son supérieur, il finit par éclater de rire avec
lui: ce diable d'homme, que d'ailleurs il jugeait stupide, lui
faisait chaud au coeur. De même, Jean, d'un hochement de tête,
avait approuvé chaque parole du lieutenant. Lui aussi était à
Solférino, où il avait tant plu. Et voilà qui était parler! Si
tous les chefs avaient parlé comme ça, on ne se serait pas mal
fichu qu'il manquât des marmites et des ceintures de flanelle!

La nuit était complètement venue depuis longtemps, et Rochas
continuait d'agiter ses grands membres dans les ténèbres. Il
n'avait jamais épelé qu'un volume des victoires de Napoléon, tombé
au fond de son sac de la boîte d'un colporteur. Et il ne pouvait
se calmer, et toute sa science sortit en un cri impétueux.

-- L'Autriche rossée à Castiglione, à Marengo, à Austerlitz, à
Wagram! La Prusse rossée à Eylau, à Iéna, à Lutzen! La Russie
rossée à Friedland, à Smolensk, à la Moskowa! L'Espagne,
l'Angleterre rossées partout! La terre entière rossée, rossée de
haut en bas, de long en large! ... et, aujourd'hui, c'est nous qui
serions rossés! Pourquoi? Comment? On aurait donc changé le monde?

Il se grandit encore, levant son bras comme la hampe d'un drapeau!

-- Tenez! On s'est battu là-bas aujourd'hui, on attend les
nouvelles. Eh bien! Les nouvelles, je vais vous les donner,
moi!... On a rossé les Prussiens, rossé à ne leur laisser ni ailes
ni pattes, rossé à en balayer les miettes!

Sous le ciel sombre, à ce moment, un grand cri douloureux passa.
Était-ce la plainte d'un oiseau de nuit? Était-ce une voix du
mystère, venue de loin, chargée de larmes? Tout le camp, noyé de
ténèbres, en frissonna, et l'anxiété épandue dans l'attente des
dépêches si lentes à venir, s'en trouva enfiévrée, élargie encore.
Au loin, dans la ferme, éclairant la veillée inquiète de l'état-
major, la chandelle brûlait plus haute, d'une flamme droite et
immobile de cierge.

Mais il était dix heures, Gaude surgit du sol noir, où il avait
disparu, et le premier sonna le couvre-feu. Les autres clairons
répondirent, s'éteignirent de proche en proche, dans une fanfare
mourante, déjà comme engourdie de sommeil. Et Weiss, qui s'était
oublié là si tard, serra tendrement Maurice entre ses bras: bon
espoir et bon courage! Il embrasserait Henriette pour son frère,
il irait dire bien des choses à l'oncle Fouchard. Alors, comme il
partait enfin, une rumeur courut, toute une agitation fébrile.
C'était une grande victoire que le maréchal De Mac-Mahon venait de
remporter: le prince royal de Prusse fait prisonnier avec vingt-
cinq mille hommes, l'armée ennemie refoulée, détruite, laissant
entre nos mains ses canons et ses bagages.

-- Parbleu! cria simplement Rochas, de sa voix de tonnerre.

Puis, poursuivant Weiss, tout heureux, qui se hâtait de rentrer à
Mulhouse:

-- À coups de pied dans le cul, monsieur, à coups de pied dans le
cul, jusqu'à Berlin!

Un quart d'heure plus tard, une autre dépêche disait que l'armée
avait dû abandonner Woerth et battait en retraite. Ah! quelle
nuit! Rochas, foudroyé de sommeil, venait de s'envelopper dans son
manteau et dormait sur la terre, insoucieux d'un abri, comme cela
lui arrivait souvent. Maurice et Jean s'étaient glissés sous la
tente, où déjà Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient,
la tête sur leur sac. On tenait six, à condition de replier les
jambes. Loubet avait d'abord égayé leur faim à tous, en faisant
croire à Lapoulle qu'il y aurait du poulet, le lendemain matin, à
la distribution; mais ils étaient trop las, ils ronflaient, les
Prussiens pouvaient venir. Un instant, Jean resta sans bouger,
serré contre Maurice; malgré sa grande fatigue, il tardait à
s'endormir, tout ce qu'avait dit ce monsieur lui tournait dans la
tête, l'Allemagne en armes, innombrable, dévorante; et il sentait
bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux mêmes
choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul,
et l'autre comprit qu'il le gênait. Entre le paysan et le lettré,
l'inimitié d'instinct, la répugnance de classe et d'éducation
étaient comme un malaise physique. Le premier pourtant en
éprouvait une honte, une tristesse au fond, se faisant petit,
tâchant d'échapper à ce mépris hostile qu'il devinait là. Si la
nuit dehors devenait fraîche, on étouffait tellement sous la
tente, parmi l'entassement des corps, que Maurice, exaspéré de
fièvre, sortit d'un saut brusque, alla s'étendre à quelques pas.
Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil
pénible, où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et
l'appréhension d'un immense malheur, dont il croyait entendre le
galop, là-bas, au fond de l'inconnu.

Des heures durent se passer, tout le camp noir, immobile, semblait
s'anéantir sous l'oppression de la vaste nuit mauvaise, où pesait
ce quelque chose d'effroyable, sans nom encore. Des sursauts
venaient d'un lac d'ombre, un râle subit sortait d'une tente
invisible. Ensuite, c'étaient des bruits qu'on ne reconnaissait
pas, l'ébrouement d'un cheval, le choc d'un sabre, la fuite d'un
rôdeur attardé, toutes les ordinaires rumeurs qui prenaient des
retentissements de menace. Mais, tout à coup, près des cantines,
une grande lueur éclata. Le front de bandière en était vivement
éclairé, on aperçut les faisceaux alignés, les canons des fusils
réguliers et clairs, où filaient des reflets rouges, pareils à des
coulures fraîches de sang; et les sentinelles, sombres et droites,
apparurent dans ce brusque incendie. Était-ce donc l'ennemi, que
les chefs annonçaient depuis deux jours, et que l'on était venu
chercher de Belfort à Mulhouse? Puis, au milieu d'un grand
pétillement d'étincelles, la flamme s'éteignit. Ce n'était que le
tas de bois vert, si longtemps tracassé par Lapoulle, qui, après
avoir couvé pendant des heures, venait de flamber comme un feu de
paille.

Jean, effrayé par cette clarté vive, sortit à son tour
précipitamment de la tente; et il faillit buter dans Maurice,
soulevé sur un coude, regardant. Déjà, la nuit était retombée plus
opaque, les deux hommes restèrent allongés sur la terre nue, à
quelques pas l'un de l'autre. Il n'y avait plus, en face d'eux, au
fond des ténèbres épaisses, que la fenêtre toujours éclairée de la
ferme, cette chandelle perdue qui semblait veiller un mort. Quelle
heure pouvait-il être? Deux heures, trois heures peut-être. Là-
bas, l'état-major ne s'était décidément pas couché. On entendait
la voix braillarde du général Bourgain-Desfeuilles, enragé de
cette nuit de veille, pendant laquelle il n'avait pu se soutenir
qu'à l'aide de grogs et de cigares. De nouveaux télégrammes
arrivaient, les choses devaient se gâter, des ombres d'estafettes
galopaient, affolées et indistinctes. Il y eut des piétinements,
des jurons, comme un cri étouffé de mort, suivi d'un effrayant
silence. Quoi donc? Était-ce la fin? Un souffle glacé avait couru
sur le camp, anéanti de sommeil et d'angoisse.

Et ce fut alors que Jean et Maurice reconnurent le colonel De
Vineuil, dans une ombre maigre et haute, qui passait rapidement.
Il devait être avec le major Bouroche, un gros homme à tête de
lion. Tous les deux échangeaient des paroles sans suite, de ces
paroles incomplètes, chuchotées, comme on en entend dans les
mauvais rêves.

-- Elle vient de Bâle... Notre première division détruite... Douze
heures de combat, toute l'armée en retraite... L'ombre du colonel
s'arrêta, appela une autre ombre qui se hâtait, légère, fine et
correcte.

-- C'est vous, Beaudouin?

-- Oui, mon colonel.

-- Ah! mon ami, Mac-Mahon battu à Froeschwiller, Frossard battu à
Spickeren, De Failly immobilisé, inutile entre les deux... À
Froeschwiller, un seul corps contre toute une armée, des prodiges.

Et tout emporté, la déroute, la panique, la France ouverte... Des
larmes l'étranglaient, des paroles encore se perdirent, les trois
ombres disparurent, noyées, fondues. Dans un frémissement de tout
son être, Maurice s'était mis debout.

-- Mon Dieu! Bégaya-t-il.

Et il ne trouvait rien autre chose, tandis que Jean, le coeur
glacé, murmurait:

-- Ah! fichu sort!... Ce monsieur, votre parent, avait tout de
même raison de dire qu'ils sont plus forts que nous.

Hors de lui, Maurice l'aurait étranglé. Les Prussiens plus forts
que les Français! C'était de cela que saignait son orgueil. Déjà,
le paysan ajoutait, calme et têtu:

-- Ca ne fait rien, voyez-vous. Ce n'est pas parce qu'on reçoit
une tape, qu'on doit se rendre...



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