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Text on one page: Few Medium Many
Mais on ne voyait plus rien, ainsi au ras du
sol: des terrains s'étendaient, confus, coupés de verdures. Et il
poussa le coude de Jean, allongé à sa droite, en demandant ce
qu'on fichait là. Jean, expérimenté, lui montra, sur un tertre
voisin, une batterie qu'on était en train d'établir. Évidemment,
on les avait postés à cette place pour soutenir cette batterie.
Pris de curiosité, Maurice se releva, désireux de savoir si Honoré
n'en était pas, avec sa pièce; mais l'artillerie de réserve se
trouvait en arrière, à l'abri d'un bouquet d'arbres.

-- Nom de Dieu! hurla Rochas, voulez-vous bien vous coucher!

Et Maurice n'était pas allongé de nouveau, qu'un obus passa en
sifflant. À partir de ce moment, ils ne cessèrent plus. Le tir ne
se régla qu'avec lenteur, les premiers allèrent tomber bien au
delà de la batterie, qui, elle aussi, commençait à tirer.

En outre, beaucoup de projectiles n'éclataient pas, amortis dans
la terre molle; et ce furent d'abord des plaisanteries sans fin
sur la maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute.

-- Ah bien! dit Loubet, il est raté, leur feu d'artifice!

-- Pour sûr qu'ils ont pissé dessus! Ajouta Chouteau, en ricanant.

Le lieutenant Rochas lui-même s'en mêla.

-- Quand je vous disais que ces jean-Foutre ne sont pas même
capables de pointer un canon!

Mais un obus éclata à dix mètres, couvrant la compagnie de terre.
Et, bien que Loubet fît la blague de crier aux camarades de
prendre leurs brosses dans les sacs, Chouteau pâlissant se tut. Il
n'avait jamais vu le feu, ni Pache, ni Lapoulle non plus
d'ailleurs, personne de l'escouade, excepté Jean. Les paupières
battaient sur les yeux un peu troubles, les voix se faisaient
grêles, comme étranglées au passage. Assez maître de lui, Maurice
s'efforçait de s'étudier: il n'avait pas encore peur, car il ne se
croyait pas en danger; et il n'éprouvait, à l'épigastre, qu'une
sensation de malaise, tandis que sa tête se vidait, incapable de
lier deux idées l'une à l'autre. Cependant, son espoir grandissait
plutôt, ainsi qu'une ivresse, depuis qu'il s'était émerveillé du
bel ordre des troupes. Il en était à ne plus douter de la
victoire, si l'on pouvait aborder l'ennemi à la baïonnette.

-- Tiens! murmura-t-il, c'est plein de mouches.

À trois reprises déjà, il avait entendu comme un vol d'abeilles.

-- Mais non, dit Jean, en riant, ce sont des balles.

D'autres légers bourdonnements d'ailes passèrent. Toute l'escouade
tournait la tête, s'intéressait. C'était irrésistible, les hommes
renversaient le cou, ne pouvaient rester en place.

-- Écoute, recommanda Loubet à Lapoulle, en s'amusant de sa
simplicité, quand tu vois arriver une balle, tu n'as qu'à mettre,
comme ça, un doigt devant ton nez: ça coupe l'air, la balle passe
à droite ou à gauche.

-- Mais je ne les vois pas, dit Lapoulle.

Un rire formidable éclata autour de lui.

-- Oh! Le malin, il ne les voit pas!... Ouvre donc tes quinquets,
imbécile!... Tiens! en voici une, tiens! en voici une autre... Tu
ne l'as pas vue, celle-là? elle était verte.

Et Lapoulle écarquillait les yeux, mettait un doigt devant son
nez, pendant que Pache, tâtant le scapulaire qu'il portait,
l'aurait voulu étendre, pour s'en faire une cuirasse sur toute la
poitrine.

Rochas, qui était resté debout, s'écria, de sa voix goguenarde:

-- Mes enfants, les obus, on ne vous défend pas de les saluer.
Quant aux balles, c'est inutile, il y en a trop!

À ce moment, un éclat d'obus vint fracasser la tête d'un soldat,
au premier rang. Il n'y eut pas même de cri: un jet de sang et de
cervelle, et ce fut tout.

-- Pauvre bougre! dit simplement le sergent Sapin, très calme et
très pâle. À un autre!

Mais on ne s'entendait plus, Maurice souffrait surtout de
l'effroyable vacarme. La batterie voisine tirait sans relâche,
d'un grondement continu dont la terre tremblait; et les
mitrailleuses, plus encore, déchiraient l'air, intolérables. Est-
ce qu'on allait rester ainsi longtemps, couchés au milieu des
choux? On ne voyait toujours rien, on ne savait rien. Impossible
d'avoir la moindre idée de la bataille: était-ce même une vraie,
une grande bataille? Au-dessus de la ligne rase des champs,
Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et boisé du Hattoy,
très loin, désert encore. D'ailleurs, à l'horizon, pas un Prussien
ne se montrait. Seules, des fumées s'élevaient, flottaient un
instant dans le soleil. Et, comme il tournait la tête, il fut très
surpris d'apercevoir, au fond d'un vallon écarté, protégé par des
pentes rudes, un paysan qui labourait sans hâte, poussant sa
charrue attelée d'un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour?
Ce n'était pas parce qu'on se battait, que le blé cesserait de
croître et le monde de vivre.

Dévoré d'impatience, Maurice se mit debout. Dans un regard, il
revit les batteries de Saint-Menges qui les canonnaient,
couronnées de vapeurs fauves, et il revit surtout, venant de
Saint-Albert, le chemin noir de Prussiens, un pullulement
indistinct de horde envahissante. Déjà, Jean le saisissait aux
jambes, le ramenait violemment par terre.

-- Es-tu fou? tu vas y rester!

Et, de son côté, Rochas jurait.

-- Voulez-vous bien vous coucher! Qui est-ce qui m'a fichu des
gaillards qui se font tuer, quand ils n'en ont pas l'ordre!

-- Mon lieutenant, dit Maurice, vous n'êtes pas couché, vous!

-- Ah! moi, c'est différent, il faut que je sache.

Le capitaine Beaudoin, lui aussi, était bravement debout. Mais il
ne desserrait pas les lèvres, sans lien avec ses hommes, et il
semblait ne pouvoir tenir en place, piétinant d'un bout du champ à
l'autre.

Toujours l'attente, rien n'arrivait. Maurice étouffait sous le
poids de son sac, qui lui écrasait le dos et la poitrine, dans
cette position couchée, si pénible à la longue. On avait bien
recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu'à la dernière
extrémité.

-- Dis donc, est-ce que nous allons passer la journée comme ça?
Finit-il par demander à Jean.

-- Possible... À Solférino, c'était dans un champ de carottes,
nous y sommes restés cinq heures, le nez par terre.

Puis, il ajouta, en garçon pratique:

-- Pourquoi te plains-tu? On n'est pas mal ici. Il sera toujours
temps de s'exposer davantage. Va, chacun son tour. Si l'on se
faisait tous tuer au commencement, il n'y en aurait plus pour la
fin.

-- Ah! interrompit brusquement Maurice, vois donc cette fumée, sur
le Hattoy... Ils ont pris le Hattoy, nous allons la danser belle!

Et, pendant un instant, sa curiosité anxieuse, où entrait le
frisson de sa peur première, eut un aliment. Il ne quittait plus
du regard le sommet arrondi du mamelon, la seule bosse de terrain
qu'il aperçût, dominant la ligne fuyante des vastes champs, au ras
de son oeil. Le Hattoy était beaucoup trop éloigné, pour qu'il y
distinguât les servants des batteries que les Prussiens venaient
d'y établir; et il ne voyait en effet que les fumées, à chaque
décharge, au-dessus d'un taillis, qui devait cacher les pièces.
C'était, comme il en avait eu le sentiment, une chose grave, que
la prise par l'ennemi de cette position, dont le général Douay
avait dû abandonner la défense. Elle commandait les plateaux
environnants. Tout de suite, les batteries, qui ouvraient leur feu
sur la deuxième division du 7e corps, la décimèrent. Maintenant,
le tir se réglait, la batterie Française, près de laquelle était
couchée la compagnie Beaudoin, eut coup sur coup deux servants
tués. Un éclat vint même blesser un homme de cette compagnie, un
fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser
des hurlements de douleur, dans une sorte de folie subite.

-- Tais-toi donc, animal! répétait Rochas. Est-ce qu'il y a du bon
sens à gueuler ainsi, pour un bobo au pied!

L'homme, soudainement calmé, se tut, tomba à une immobilité
stupide, son pied dans sa main.

Et le formidable duel d'artillerie continua, s'aggrava, par-dessus
la tête des régiments couchés, dans la campagne ardente et morne,
où pas une âme n'apparaissait, sous le brûlant soleil. Il n'y
avait que ce tonnerre, que cet ouragan de destruction, roulant au
travers de cette solitude. Les heures allaient s'écouler, cela ne
cesserait point. Mais déjà la supériorité de l'artillerie
allemande s'indiquait, les obus à percussion éclataient presque
tous, à des distances énormes; tandis que les obus Français, à
fusée, d'un vol beaucoup plus court, s'enflammaient le plus
souvent en l'air, avant d'être arrivés au but. Et aucune autre
ressource que de se faire tout petit, dans le sillon où l'on se
terrait! Pas même le soulagement, la griserie de s'étourdir en
lâchant des coups de fusil; car tirer sur qui? Puisqu'on ne voyait
toujours personne, à l'horizon vide!

-- Allons-nous tirer à la fin! répétait Maurice hors de lui. Je
donnerais cent sous pour en voir un. C'est exaspérant d'être
mitraillé ainsi, sans pouvoir répondre.

-- Attends, ça viendra peut-être, répondait Jean, paisible.

Mais un galop, à leur gauche, leur fit tourner la tête. Ils
reconnurent le général Douay, suivi de son état-major, accouru
pour se rendre compte de la solidité de ses troupes, sous le feu
terrible du Hattoy. Il sembla satisfait, il donnait quelques
ordres, lorsque, débouchant d'un chemin creux, le général
Bourgain-Desfeuilles parut à son tour. Ce dernier, tout soldat de
cour qu'il était, trottait insouciamment au milieu des
projectiles, entêté dans sa routine d'Afrique, n'ayant profité
d'aucune leçon. Il criait et gesticulait comme Rochas.

-- Je les attends, je les attends tout à l'heure, au corps à
corps!

Puis, apercevant le général Douay, il s'approcha.

-- Mon général, est-ce vrai, cette blessure du maréchal?

-- Oui, malheureusement... J'ai reçu tout à l'heure un billet du
général Ducrot, où il m'annonçait que le maréchal l'avait désigné
pour prendre le commandement de l'armée.

-- Ah! c'est le général Ducrot!... Et quels sont les ordres?

Le général eut un geste désespéré. Depuis la veille, il sentait
l'armée perdue, il avait vainement insisté pour qu'on occupât les
positions de Saint-Menges et d'Illy, afin d'assurer la retraite
sur Mézières.

-- Ducrot reprend notre plan, toutes les troupes vont se
concentrer sur le plateau d'Illy.

Et il répéta son geste, comme pour dire qu'il était trop tard.

Le bruit du canon emportait ses paroles, mais le sens en était
arrivé très net aux oreilles de Maurice, qui en restait effaré.



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