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Text on one page: Few Medium Many
Faudra cogner tout de même.

Mais, devant eux, une longue figure s'était dressée. Ils
reconnurent Rochas, drapé encore de son manteau, et que les bruits
errants, le souffle de la défaite peut-être venait de tirer de son
dur sommeil. Il questionna, voulut savoir.

Quand il eut compris, à grand-peine, une immense stupeur se
peignit dans ses yeux vides d'enfant. À plus de dix reprises, il
répéta:

-- Battus! Comment battus? Pourquoi battus?

Maintenant, à l'orient, le jour blanchissait, un jour louche d'une
infinie tristesse, sur les tentes endormies, dans l'une desquelles
on commençait à distinguer les faces terreuses de Loubet et de
Lapoulle, de Chouteau et de Pache, qui ronflaient toujours, la
bouche ouverte. Une aube de deuil se levait, parmi les brumes
couleur de suie qui étaient montées, là-bas, du fleuve lointain.




II


Vers huit heures, le soleil dissipa les nuées lourdes, et un
ardent et pur dimanche d'août resplendit sur Mulhouse, au milieu
de la vaste plaine fertile. Du camp, maintenant éveillé,
bourdonnant de vie, on entendait les cloches de toutes les
paroisses carillonner à la volée, dans l'air limpide. Ce beau
dimanche d'effroyable désastre avait sa gaieté, son ciel éclatant
des jours de fête.

Gaude, brusquement, sonna à la distribution, et Loubet s'étonna.
Quoi? Qu'y avait-il? Était-ce le poulet qu'il avait promis la
veille à Lapoulle? Né dans les halles, rue de la Cossonnerie, fils
de hasard d'une marchande au petit tas, engagé «pour des sous»,
comme il disait, après avoir fait tous les métiers, il était le
fricoteur, le nez tourné continuellement à la friandise. Et il
alla voir, pendant que Chouteau, l'artiste, le peintre en
bâtiments de Montmartre, bel homme et révolutionnaire, furieux
d'avoir été rappelé après son temps fini, blaguait férocement
Pache, qu'il venait de surprendre en train de faire sa prière, à
genoux derrière la tente. En voilà un calotin! est-ce qu'il ne
pouvait pas lui demander cent mille livres de rente, à son bon
Dieu? Mais Pache, arrivé d'un village perdu de la Picardie, chétif
et la tête en pointe, se laissait plaisanter, avec la douceur
muette des martyrs. Il était le souffre-douleur de l'escouade, en
compagnie de Lapoulle, le colosse, la brute poussée dans les
marais de la Sologne, si ignorant de tout, que, le jour de son
arrivée au régiment, il avait demandé à voir le roi. Et, bien que
la nouvelle désastreuse de Froeschwiller circulât depuis le lever,
les quatre hommes riaient, faisaient avec leur indifférence de
machine les besognes accoutumées.

Mais il y eut un grognement de surprise goguenarde.

C'était Jean, le caporal, qui, accompagné de Maurice, revenait de
la distribution, avec du bois à brûler. Enfin, on distribuait le
bois, que les troupes avaient vainement attendu la veille, pour
cuire la soupe. Douze heures de retard seulement.

-- Bravo, l'intendance! cria Chouteau.

-- N'importe, ça y est! dit Loubet. Ah! ce que je vais vous faire
un chouette pot-au-feu!

D'habitude, il se chargeait volontiers de la popote; et on l'en
remerciait, car il cuisinait à ravir. Mais il accablait alors
Lapoulle de corvées extraordinaires.

-- Va chercher le champagne, va chercher les truffes...

Puis, ce matin-là, une idée baroque de gamin de Paris se moquant
d'un innocent, lui traversa la cervelle.

-- Plus vite que ça! Donne-moi le poulet.

-- Où donc, le poulet?

-- Mais là, par terre... Le poulet que je t'ai promis, le poulet
que le caporal vient d'apporter!

Il lui désignait un gros caillou blanc, à leurs pieds. Lapoulle,
interloqué, finit par le prendre et par le retourner entre ses
doigts.

-- Tonnerre de Dieu! veux-tu laver le poulet!... Encore! Lave-lui
les pattes, lave-lui le cou!... À grande eau, feignant!

Et, pour rien, pour la rigolade, parce que l'idée de la soupe le
rendait gai et farceur, il flanqua la pierre avec la viande dans
la marmite pleine d'eau.

-- C'est ça qui va donner du goût au bouillon! Ah! tu ne savais
pas ça, tu ne sais donc rien, sacrée andouille!... Tu auras le
croupion, tu verras si c'est tendre!

L'escouade se tordait de la tête de Lapoulle, maintenant
convaincu, se pourléchant. Cet animal de Loubet, pas moyen de
s'ennuyer avec lui! Et, lorsque le feu crépita au soleil, lorsque
la marmite se mit à chanter, tous, en dévotion, rangés autour,
s'épanouirent, regardant danser la viande, humant la bonne odeur
qui commençait à se répandre. Ils avaient une faim de chien depuis
la veille, l'idée de manger emportait tout. On était rossé, mais
ça n'empêchait pas qu'il fallait s'emplir. D'un bout à l'autre du
camp, les feux des cuisines flambaient, les marmites bouillaient,
et c'était une joie vorace et chantante, au milieu des claires
volées de cloches qui continuaient à venir de toutes les paroisses
de Mulhouse.

Mais, comme il allait être neuf heures, une agitation se propagea,
des officiers coururent, et le lieutenant Rochas, à qui le
capitaine Beaudoin avait donné un ordre, passa devant les tentes
de sa section.

-- Allons, pliez tout, emballez tout, on part!

-- Mais la soupe?

-- Un autre jour, la soupe! On part tout de suite!

Le clairon de Gaude sonnait, impérieux. Ce fut une consternation,
une colère sourde. Eh quoi! Partir sans manger, ne pas attendre
une heure que la soupe fût possible! L'escouade voulut quand même
boire le bouillon; mais ce n'était encore que de l'eau chaude; et
la viande, pas cuite, résistait, pareille à du cuir sous les
dents. Chouteau grogna des paroles rageuses. Jean dut intervenir,
afin de hâter les préparatifs de ses hommes. Qu'y avait-il donc de
si pressé, à filer ainsi, à bousculer les gens, sans leur laisser
le temps de reprendre des forces? Et, comme, devant Maurice, on
disait qu'on marchait à la rencontre des Prussiens, pour la
revanche, il haussa les épaules, incrédule. En moins d'un quart
d'heure, le camp fut levé, les tentes pliées, rattachées sur les
sacs, les faisceaux défaits, et il ne resta, sur la terre nue, que
les feux des cuisines qui achevaient de s'éteindre.

C'étaient de graves raisons qui venaient de décider le général
Douay à une retraite immédiate. La dépêche du sous-préfet de
Schelestadt, vieille déjà de trois jours, se trouvait confirmée:
on télégraphiait qu'on avait vu de nouveau les feux des Prussiens
qui menaçaient Markolsheim; et, d'autre part, un télégramme
annonçait qu'un corps d'armée ennemi passait le Rhin à Huningue.
Des détails arrivaient, abondants, précis: la cavalerie et
l'artillerie aperçues, les troupes en marche, se rendant de toutes
parts à leur point de ralliement. Si l'on s'attardait une heure,
c'était sûrement la ligne de retraite sur Belfort coupée. Dans le
contre-coup de la défaite, après Wissembourg et Froeschwiller, le
général, isolé, perdu à l'avant-garde, n'avait qu'à se replier en
hâte; d'autant plus que les nouvelles, reçues le matin,
aggravaient encore celles de la nuit.

En avant, était parti l'état-major, au grand trot, poussant de
l'éperon les montures, dans la crainte d'être devancé et de
trouver déjà les Prussiens à Altkirch. Le général Bourgain-
Desfeuilles, qui prévoyait une étape dure, avait eu la précaution
de traverser Mulhouse, pour y déjeuner copieusement, en maugréant
de la bousculade. Et Mulhouse, sur le passage des officiers, était
désolé; les habitants, à l'annonce de la retraite, sortaient dans
les rues, se lamentaient du brusque départ de ces troupes, dont
ils avaient si instamment imploré la venue: on les abandonnait
donc, les richesses incalculables entassées dans la gare allaient-
elles être laissées à l'ennemi, leur ville elle-même devait-elle,
avant le soir, n'être plus qu'une ville conquise? Puis, le long
des routes, au travers des campagnes, les habitants des villages,
des maisons isolées, s'étaient eux aussi plantés devant leur
porte, étonnés, effarés. Eh quoi! Ces régiments qu'ils avaient vus
passer la veille, marchant au combat, se repliaient, fuyaient sans
avoir combattu! Les chefs étaient sombres, hâtaient leurs chevaux,
sans vouloir répondre aux questions, comme si le malheur eût
galopé à leurs trousses. C'était donc vrai que les Prussiens
venaient d'écraser l'armée, qu'ils coulaient de toutes parts en
France, comme la crue d'un fleuve débordé? Et déjà, dans l'air
muet, les populations, gagnées par la panique montante, croyaient
entendre le lointain roulement de l'invasion, grondant plus haut
de minute en minute; et déjà, des charrettes s'emplissaient de
meubles, des maisons se vidaient, des familles se sauvaient à la
file par les chemins, où passait le galop d'épouvante.

Dans la confusion de la retraite, le long du canal du Rhône au
Rhin, près du pont, le 106e dut s'arrêter, au premier kilomètre de
l'étape. Les ordres de marche, mal donnés et plus mal exécutés
encore, venaient d'accumuler là toute la deuxième division; et le
passage était si étroit, un passage de cinq mètres à peine, que le
défilé s'éternisait.

Deux heures s'écoulèrent, le 106e attendait toujours, immobile,
devant l'interminable flot qui passait devant lui. Les hommes
debout, sous le soleil ardent, le sac au dos, l'arme au pied,
finissaient par se révolter d'impatience.

-- Paraît que nous sommes de l'arrière-garde, dit la voix
blagueuse de Loubet.

Mais Chouteau s'emporta.

-- C'est pour se foutre de nous qu'ils nous font cuire. Nous
étions là les premiers, nous aurions dû filer.

Et, comme, de l'autre côté du canal, par la vaste plaine fertile,
par les chemins plats, entre les houblonnières et les blés mûrs,
on se rendait bien compte maintenant du mouvement de retraite des
troupes, qui refaisaient en sens inverse le chemin déjà fait la
veille, des ricanements circulèrent, toute une moquerie furieuse.

-- Ah! nous nous cavalons! reprit Chouteau! Eh bien! Elle est
rigolo, leur marche à l'ennemi, dont ils nous bourrent les
oreilles, depuis l'autre matin... Non, vrai, c'est trop crâne! On
arrive, et puis on refout le camp, sans avoir seulement le temps
d'avaler sa soupe!

L'enragement des rires augmenta, et Maurice, qui était près de
Chouteau, lui donnait raison. Puisqu'on restait là, comme des
pieux, à attendre depuis deux heures, pourquoi ne les avait-on pas
laissés faire tranquillement bouillir la soupe et la manger?



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