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Les projectiles pleuvaient avec la même précision. Un obus brisa une pièce, tua un lieutenant et deux hommes. Pas un des coups n'était perdu, à ce point que, si l'on s'obstinait là davantage, il ne resterait bientôt plus ni un canon ni un artilleur. C'était un écrasement balayant tout. Alors, le cri du capitaine retentit une seconde fois: -- Amenez les avant-trains! La manoeuvre recommença, les conducteurs galopèrent, refirent demi-tour, pour que les servants pussent raccrocher les pièces. Mais, cette fois, pendant le mouvement, un éclat troua la gorge, arracha la mâchoire de Louis, qui tomba en travers de la flèche, qu'il était en train de soulever. Et, comme Adolphe arrivait, au moment où la ligne des attelages se présentait de flanc, une bordée furieuse s'abattit: il culbuta, la poitrine fendue, les bras ouverts. Dans une dernière convulsion, il avait pris l'autre, ils restèrent embrassés, farouchement tordus, mariés jusque dans la mort. Déjà, malgré les chevaux tués, malgré le désordre que la bordée meurtrière avait jeté parmi les rangs, toute la batterie remontait une pente, venait s'établir plus en avant, à quelques mètres de l'endroit où Maurice et Jean étaient couchés. Pour la troisième fois, les pièces furent décrochées, les conducteurs se retrouvèrent face à l'ennemi, tandis que les servants, tout de suite, rouvraient le feu, avec un entêtement d'héroïsme invincible. -- C'est la fin de tout! dit Maurice, dont la voix se perdit. Il semblait, en effet, que la terre et le ciel se fussent confondus. Les pierres se fendaient, une épaisse fumée cachait par instants le soleil. Au milieu de l'effroyable vacarme, on apercevait les chevaux étourdis, abêtis, la tête basse. Partout, le capitaine apparaissait, trop grand. Il fut coupé en deux, il se cassa et tomba, comme la hampe d'un drapeau. Mais, autour de la pièce d'Honoré surtout, l'effort continuait, sans hâte et obstiné. Lui, malgré ses galons, dut se mettre à la manoeuvre, car il ne restait que trois servants. Il pointait, tirait le rugueux, pendant que les trois allaient au caisson, chargeaient, maniaient l'écouvillon et le refouloir. On avait fait demander des hommes et des chevaux haut-le-pied, pour boucher les trous creusés par la mort; et ils tardaient à venir, il fallait se suffire en attendant. La rage était qu'on n'arrivait toujours pas, que les projectiles lancés éclataient presque tous en l'air, sans faire grand mal à ces terribles batteries adverses, dont le feu était si efficace. Et, brusquement, Honoré poussa un juron, qui domina le bruit de la foudre: toutes les malchances, la roue droite de sa pièce venait d'être broyée! Tonnerre de Dieu! Une patte cassée, la pauvre bougresse fichue sur le flanc, son nez par terre, bancale et bonne à rien! Il en pleurait de grosses larmes, il lui avait pris le cou entre ses mains égarées, comme s'il avait voulu la remettre d'aplomb, par la seule chaleur de sa tendresse. Une pièce qui était la meilleure, qui était la seule à avoir envoyé quelques obus là-bas! Puis, une résolution folle l'envahit, celle de remplacer la roue immédiatement, sous le feu. Lorsque, aidé d'un servant, il fut allé lui-même chercher dans la prolonge une roue de rechange, la manoeuvre de force commença, la plus dangereuse qui pût être faite sur le champ de bataille. Heureusement, les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient fini par arriver, deux nouveaux servants donnèrent un coup de main. Cependant, une fois encore, la batterie était démontée. On ne pouvait pousser plus loin la folie héroïque. L'ordre allait être crié de se replier définitivement. -- Dépêchons, camarades! répétait Honoré. Nous l'emmènerons au moins, et ils ne l'auront pas! C'était son idée, sauver sa pièce, ainsi qu'on sauve le drapeau. Et il parlait encore, lorsqu'il fut foudroyé, le bras droit arraché, le flanc gauche ouvert. Il était tombé sur la pièce, il y resta comme étendu sur un lit d'honneur, la tête droite, la face intacte et belle de colère, tournée là-bas, vers l'ennemi. Par son uniforme déchiré, venait de glisser une lettre, que ses doigts crispés avaient prise et que le sang tachait, goutte à goutte. Le seul lieutenant qui ne fût pas mort, jeta le commandement: -- Amenez les avant-trains! Un caisson avait sauté, avec un bruit de pièces d'artifice qui fusent et éclatent. On dut se décider à prendre les chevaux d'un autre caisson, pour sauver une pièce dont l'attelage était par terre. Et, cette dernière fois, quand les conducteurs eurent fait demi-tour et qu'on eut raccroché les quatre canons qui restaient, on galopa, on ne s'arrêta qu'à un millier de mètres, derrière les premiers arbres du bois de la Garenne. Maurice avait tout vu. Il répétait, avec un petit grelottement d'horreur, d'une voix machinale: -- Oh! Le pauvre garçon! Le pauvre garçon! Cette peine semblait augmenter encore la douleur grandissante qui lui tordait l'estomac. La bête, en lui, se révoltait: il était à bout de force, il se mourait de faim. Sa vue se troublait, il n'avait même plus conscience du danger où se trouvait le régiment, depuis que la batterie avait dû se replier. D'une minute à l'autre, des masses considérables pouvaient attaquer le plateau. -- Écoute, dit-il à Jean, il faut que je mange... J'aime mieux manger et qu'on me tue tout de suite! Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses deux mains tremblantes, il se mit à mordre dedans, avec voracité. Les balles sifflaient, deux obus éclatèrent à quelques mètres. Mais plus rien n'existait, il n'y avait que sa faim à satisfaire. -- Jean, en veux-tu? Celui-ci le regardait, hébété, les yeux gros, l'estomac déchiré du même besoin. -- Oui, tout de même, je veux bien, je souffre trop. Ils partagèrent, ils achevèrent goulûment le pain, sans s'inquiéter d'autre chose, tant qu'il en resta une bouchée. Et ce fut seulement ensuite qu'ils revirent leur colonel, sur son grand cheval, avec sa botte sanglante. De toutes parts, le 106e était débordé. Déjà, des compagnies avaient dû fuir. Alors, obligé de céder au torrent, levant son épée, les yeux pleins de larmes: -- Mes enfants, cria M De Vineuil, à la garde de Dieu qui n'a pas voulu de nous! Des bandes de fuyards l'entouraient, il disparut dans un pli de terrain. Puis, sans savoir comment, Jean et Maurice se trouvèrent derrière la haie, avec les débris de leur compagnie. Une quarantaine d'hommes au plus restaient, commandés par le lieutenant Rochas; et le drapeau était avec eux, le sous-lieutenant qui le portait venait d'en rabattre la soie autour de la hampe, pour tâcher de le sauver. On fila jusqu'au bout de la haie, on se jeta parmi de petits arbres, sur une pente, où Rochas fit recommencer le feu. Les hommes, dispersés en tirailleurs, abrités, pouvaient tenir; d'autant plus qu'un grand mouvement de cavalerie avait lieu sur leur droite, et qu'on ramenait des régiments en ligne, afin de l'appuyer. Maurice, alors, comprit l'étreinte lente, invincible, qui achevait de s'accomplir. Le matin, il avait vu les Prussiens déboucher par le défilé de Saint-Albert, gagner Saint-Menges, puis Fleigneux; et, maintenant, derrière le bois de la Garenne, il entendait tonner les canons de la garde, il commençait à apercevoir d'autres uniformes allemands, qui arrivaient par les coteaux de Givonne. Encore quelques minutes, et le cercle se fermerait, et la garde donnerait la main au Ve corps, enveloppant l'armée Française d'un mur vivant, d'une ceinture foudroyante d'artillerie. Ce devait être dans la pensée désespérée de faire un dernier effort, de chercher à rompre cette muraille en marche, qu'une division de la cavalerie de réserve, celle du général Margueritte, se massait derrière un pli de terrain, prête à charger. On allait charger à la mort, sans résultat possible, pour l'honneur de la France. Et Maurice, qui pensait à Prosper, assista au terrible spectacle. Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que pousser son cheval, dans des marches et des contremarches continuelles, d'un bout à l'autre du plateau d'Illy. On les avait réveillés à l'aube, homme par homme, sans sonneries; et, pour le café, ils s'étaient ingéniés à envelopper chaque feu d'un manteau, afin de ne pas donner l'éveil aux Prussiens. Puis, ils n'avaient plus rien su, ils entendaient le canon, ils voyaient des fumées, de lointains mouvements d'infanterie, ignorant tout de la bataille, son importance, ses résultats, dans l'inaction absolue où les généraux les laissaient. Prosper, lui, tombait de sommeil. C'était la grande souffrance, les nuits mauvaises, la fatigue amassée, une somnolence invincible au bercement du cheval. Il avait des hallucinations, se voyait par terre, ronflant sur un matelas de cailloux, rêvait qu'il était dans un bon lit, avec des draps blancs. Pendant des minutes, il s'endormait réellement sur la selle, n'était plus qu'une chose en marche, emportée au hasard du trot. Des camarades, parfois, avaient ainsi culbuté de leur bête. On était si las, que les sonneries ne les réveillaient plus; et il fallait les mettre debout, les tirer de ce néant à coups de pied. -- Mais qu'est-ce qu'on fiche, qu'est-ce qu'on fiche de nous? répétait Prosper, pour secouer cette torpeur irrésistible. Le canon tonnait depuis six heures. En montant sur un coteau, il avait eu deux camarades tués par un obus, à côté de lui; et, plus loin, trois autres encore étaient restés par terre, la peau trouée de balles, sans qu'on pût savoir d'où elles venaient. C'était exaspérant, cette promenade militaire, inutile et dangereuse, au travers du champ de bataille. Enfin, vers une heure, il comprit qu'on se décidait à les faire tuer au moins proprement. Toute la division Margueritte, trois régiments de chasseurs d'Afrique, un de chasseurs de France et un de hussards, venait d'être réunie dans un pli de terrain, un peu au-dessous du calvaire, à gauche de la route. Les trompettes avaient sonné «pied à terre!» et le commandement des officiers retentit: -- Sanglez les chevaux, assurez les paquetages! Descendu de cheval, Prosper s'étira, flatta Zéphir de la main. Ce pauvre Zéphir, il était aussi abruti que son maître, éreinté du bête de métier qu'on lui faisait faire. 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