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Text on one page: Few Medium Many
Tout de suite, il avait tenu à établir qu'il
connaissait la situation désespérée de l'armée Française: pas de
vivres, pas de munitions, la démoralisation et le désordre,
l'impossibilité absolue de rompre le cercle de fer où elle était
enserrée; tandis que les armées allemandes occupaient les
positions les plus fortes, pouvaient brûler la ville en deux
heures. Froidement, il dictait sa volonté: l'armée Française tout
entière prisonnière, avec armes et bagages. Bismarck, simplement,
l'appuyait, de son air de dogue bon enfant. Et, dès lors, le
général de Wimpffen s'était épuisé à combattre ces conditions, les
plus rudes qu'on eût jamais imposées à une armée battue. Il avait
dit sa malchance, l'héroïsme des soldats, le danger de pousser à
bout un peuple fier; il avait, pendant trois heures, menacé,
supplié, parlé avec une éloquence désespérée et superbe, demandant
qu'on se contentât d'interner les vaincus au fond de la France, en
Algérie même; et l'unique concession avait fini par être que ceux
d'entre les officiers qui prendraient, par écrit et sur l'honneur,
l'engagement de ne plus servir, pourraient se rendre dans leurs
foyers. Enfin, l'armistice devait être prolongé jusqu'au lendemain
matin, à dix heures. Si, à cette heure-là, les conditions
n'étaient pas acceptées, les batteries Prussiennes ouvriraient le
feu de nouveau, la ville serait brûlée.

-- C'est stupide! cria Delaherche, on ne brûle pas une ville qui
n'a rien fait pour ça!

Le major acheva de le mettre hors de lui, en ajoutant que des
officiers qu'il venait de voir, à l'hôtel de l'Europe, parlaient
d'une sortie en masse, avant le jour. Depuis que les exigences
allemandes étaient connues, une surexcitation extrême se
déclarait, on risquait les projets les plus extravagants. L'idée
même qu'il ne serait pas loyal de profiter des ténèbres pour
rompre la trêve, sans avertissement aucun, n'arrêtait personne; et
c'étaient des plans fous, la marche reprise sur Carignan, au
travers des Bavarois, grâce à la nuit noire, le plateau d'Illy
reconquis, par une surprise, la route de Mézières débloquée, ou
encore un élan irrésistible, pour se jeter d'un saut en Belgique.
D'autres, à la vérité, ne disaient rien, sentaient la fatalité du
désastre, auraient tout accepté, tout signé, pour en finir, dans
un cri heureux de soulagement.

-- Bonsoir! conclut Bouroche. Je vais tâcher de dormir deux
heures, j'en ai grand besoin.

Resté seul, Delaherche suffoqua. Eh quoi? c'était vrai, on allait
recommencer à se battre, incendier et raser Sedan! Cela devenait
inévitable, l'effrayante chose aurait certainement lieu, dès que
le soleil serait assez haut sur les collines, pour éclairer
l'horreur du massacre. Et, machinalement, il escalada une fois
encore l'escalier raide des greniers, il se retrouva parmi les
cheminées, au bord de l'étroite terrasse qui dominait la ville.
Mais, à cette heure, il était là-haut en pleines ténèbres, dans
une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres, où d'abord
il ne distingua absolument rien. Puis, ce furent les bâtiments de
la fabrique, au-dessous de lui, qui se dégagèrent les premiers, en
masses confuses qu'il reconnaissait: la chambre de la machine, les
salles des métiers, les séchoirs, les magasins; et cette vue, ce
pâté énorme de constructions, qui était son orgueil et sa
richesse, le bouleversa de pitié sur lui-même, quand il eut songé
que, dans quelques heures, il n'en resterait que des cendres. Ses
regards remontèrent vers l'horizon, firent le tour de cette
immensité noire, où dormait la menace du lendemain. Au midi, du
côté de Bazeilles, des flammèches s'envolaient, au-dessus des
maisons qui tombaient en braise; tandis que, vers le nord, la
ferme du bois de la Garenne, incendiée le soir, brûlait toujours,
ensanglantant les arbres d'une grande clarté rouge. Pas d'autres
feux, rien que ces deux flamboiements, un insondable abîme,
traversé de la seule épouvante des rumeurs éparses. Là-bas, peut-
être très loin, peut-être sur les remparts, quelqu'un pleurait.
Vainement, il tâchait de percer le voile, de voir le Liry, la
Marfée, les batteries de Frénois et de Wadelincourt, cette
ceinture de bêtes de bronze qu'il sentait là, le cou tendu, la
gueule béante. Et, comme il ramenait les regards sur la ville,
autour de lui, il en entendit le souffle d'angoisse. Ce n'était
pas seulement le mauvais sommeil des soldats tombés par les rues,
le sourd craquement de cet amas d'hommes, de bêtes et de canons.
Ce qu'il croyait saisir, c'était l'insomnie anxieuse des
bourgeois, ses voisins, qui eux non plus ne pouvaient dormir,
secoués de fièvre, dans l'attente du jour. Tous devaient savoir
que la capitulation n'était pas signée, et tous comptaient les
heures, grelottaient à l'idée que, si elle ne se signait pas, ils
n'auraient qu'à descendre dans leurs caves, pour y mourir,
écrasés, murés sous les décombres. Il lui sembla qu'une voix
éperdue montait de la rue des Voyards, criant à l'assassin, au
milieu d'un brusque cliquetis d'armes. Il se pencha, il resta dans
l'épaisse nuit, perdu en plein ciel de brume, sans une étoile,
enveloppé d'un tel frisson, que tout le poil de sa chair se
hérissait.

En bas, sur le canapé, Maurice s'éveilla, au petit jour.
Courbaturé, il ne bougea pas, les yeux sur les vitres, peu à peu
blanchies d'une aube livide. Les abominables souvenirs lui
revenaient, la bataille perdue, la fuite, le désastre, dans la
lucidité aiguë du réveil. Il revit tout, jusqu'au moindre détail,
il souffrit affreusement de la défaite, dont le retentissement
descendait aux racines de son être, comme s'il s'en était senti le
coupable. Et il raisonnait le mal, s'analysant, retrouvant
aiguisée la faculté de se dévorer lui-même. N'était-il pas le
premier venu, un des passants de l'époque, certes d'une
instruction brillante, mais d'une ignorance crasse en tout ce
qu'il aurait fallu savoir, vaniteux avec cela au point d'en être
aveugle, perverti par l'impatience de jouir et par la prospérité
menteuse du règne? Puis, c'était une autre évocation: son grand-
père, né en 1780, un des héros de la grande armée, un des
vainqueurs d'Austerlitz, de Wagram et de Friedland; son père, né
en 1811, tombé à la bureaucratie, petit employé médiocre,
percepteur au Chesne-Populeux, où il s'était usé; lui, né en 1841,
élevé en monsieur, reçu avocat, capable des pires sottises et des
plus grands enthousiasmes, vaincu à Sedan, dans une catastrophe
qu'il devinait immense, finissant un monde; et cette
dégénérescence de la race, qui expliquait comment la France
victorieuse avec les grands-Pères avait pu être battue dans les
petits-Fils, lui écrasait le coeur, telle qu'une maladie de
famille, lentement aggravée, aboutissant à la destruction fatale,
quand l'heure avait sonné. Dans la victoire, il se serait senti si
brave et triomphant! Dans la défaite, d'une faiblesse nerveuse de
femme, il cédait à un de ces désespoirs immenses, où le monde
entier sombrait. Il n'y avait plus rien, la France était morte.
Des sanglots l'étouffèrent, il pleura, il joignit les mains,
retrouvant les bégaiements de prière de son enfance:

-- Mon Dieu! prenez-moi donc... Mon Dieu! prenez donc tous ces
misérables qui souffrent...

Par terre, roulé dans la couverture, Jean s'agita. Étonné, il
finit par s'asseoir sur son séant.

-- Quoi donc, mon petit? ... Tu es malade?

Puis, comprenant que c'étaient encore des idées à coucher dehors,
selon son expression, il se fit paternel.

-- Voyons, qu'est-ce que tu as? faut pas se faire pour rien un
chagrin pareil!

-- Ah! s'écria Maurice, c'est bien fichu, va! Nous pouvons nous
apprêter à être Prussiens.

Et, comme le camarade, avec sa tête dure d'illettré, s'étonnait,
il tâcha de lui faire comprendre l'épuisement de la race, la
disparition sous le flot nécessaire d'un sang nouveau. Mais le
paysan, d'une branle têtu de la tête, refusait l'explication.

-- Comment! Mon champ ne serait plus à moi? Je laisserais les
Prussiens me le prendre, quand je ne suis pas tout à fait mort et
que j'ai encore mes deux bras? ... Allons donc!

Puis, à son tour, il dit son idée, péniblement, au petit bonheur
des mots. On avait reçu une sacrée roulée, ça c'était certain!
Mais on n'était pas tous morts peut-être, il en restait, et ceux-
là suffiraient bien à rebâtir la maison, s'ils étaient de bons
bougres, travaillant dur, ne buvant pas ce qu'ils gagnaient. Dans
une famille, lorsqu'on prend de la peine et qu'on met de côté, on
parvient toujours à se tirer d'affaire, au milieu des pires
malchances. Même il n'est pas mauvais, parfois, de recevoir une
bonne gifle: ça fait réfléchir. Et, mon Dieu! Si c'était vrai
qu'on avait quelque part de la pourriture, des membres gâtés, eh
bien! ça valait mieux de les voir par terre, abattus d'un coup de
hache, que d'en crever comme d'un choléra.

-- Fichu, ah! non, non! répéta-t-il à plusieurs reprises. Moi, je
ne suis pas fichu, je ne sens pas ça!

Et, tout éclopé qu'il était, les cheveux collés encore par le sang
de son éraflure, il se redressa, dans un besoin vivace de vivre,
de reprendre l'outil ou la charrue, pour rebâtir la maison, selon
sa parole. Il était du vieux sol obstiné et sage, du pays de la
raison, du travail et de l'épargne.

-- Tout de même, reprit-il, ça me fait de la peine pour
l'empereur... Les affaires avaient l'air de marcher, le blé se
vendait bien... Mais sûrement qu'il a été trop bête, on ne se
fourre pas dans des histoires pareilles!

Maurice, qui demeurait anéanti, eut un nouveau geste de
désolation.

-- Ah! l'empereur, je l'aimais au fond, malgré mes idées de
liberté et de république... Oui, j'avais ça dans le sang, à cause
de mon grand-père sans doute... Et, voilà que c'est également
pourri de ce côté-Là, où allons-nous tomber?

Ses yeux s'égaraient, il eut une plainte si douloureuse, que Jean,
pris d'inquiétude, se décidait à se mettre debout, lorsqu'il vit
entrer Henriette. Elle venait de se réveiller, en entendant le
bruit des voix, de la chambre voisine. Un jour blême, maintenant,
éclairait la pièce.

-- Vous arrivez à propos pour le gronder, dit-il, affectant de
rire. Il n'est guère sage.

Mais la vue de sa soeur, si pâle, si affligée, avait déterminé
chez Maurice une crise salutaire d'attendrissement.



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