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Il les appela du geste, leur cria: -- Montez, montez vite!... Nous allons déjeuner, la cuisinière a réussi à se procurer du lait. Vraiment, ce n'est pas dommage, on a grand besoin de prendre quelque chose de chaud! Et, malgré son effort, il ne pouvait renfoncer toute la joie dont il exultait. Il baissa la voix, il ajouta, rayonnant: -- Ca y est, cette fois! le général de Wimpffen est reparti, pour signer la capitulation. Ah! quel soulagement immense, sa fabrique sauvée, l'atroce cauchemar dissipé, la vie qui allait reprendre, douloureuse, mais la vie, la vie enfin! Neuf heures sonnaient, c'était la petite Rose, accourue dans le quartier, chez une tante boulangère, pour avoir du pain, au travers des rues un peu désencombrées, qui venait de lui conter les événements de la matinée, à la Sous- Préfecture. Dès huit heures, le général de Wimpffen avait réuni un nouveau conseil de guerre, plus de trente généraux, auxquels il avait dit les résultats de sa démarche, ses efforts inutiles, les dures exigences de l'ennemi victorieux. Ses mains tremblaient, une émotion violente lui emplissait les yeux de larmes. Et il parlait encore, lorsqu'un colonel de l'état-major Prussien s'était présenté en parlementaire, au nom du général de Moltke, pour rappeler que si, à dix heures, une résolution n'était pas prise, le feu serait rouvert sur la ville de Sedan. Le conseil, alors, devant l'effroyable nécessité, n'avait pu qu'autoriser le général à se rendre de nouveau au château de Bellevue, pour accepter tout. Déjà, le général devait y être, l'armée Française entière était prisonnière, avec armes et bagages. Ensuite, Rose s'était répandue en détails sur l'agitation extraordinaire que la nouvelle soulevait dans la ville. À la Sous- Préfecture, elle avait vu des officiers qui arrachaient leurs épaulettes, en fondant en pleurs comme des enfants. Sur le pont, des cuirassiers jetaient leurs sabres à la Meuse; et tout un régiment avait défilé, chaque homme lançait le sien, regardait l'eau jaillir, puis se refermer. Dans les rues, les soldats saisissaient leur fusil par le canon, en brisaient la crosse contre les murs; tandis que des artilleurs, qui avaient enlevé le mécanisme des mitrailleuses, s'en débarrassaient au fond des égouts. Il y en avait qui enterraient, qui brûlaient des drapeaux. Place Turenne, un vieux sergent, monté sur une borne, insultait les chefs, les traitait de lâches, comme pris d'une folie subite. D'autres semblaient hébétés, avec de grosses larmes silencieuses. Et, il fallait bien l'avouer, d'autres, le plus grand nombre, avaient des yeux qui riaient d'aise, un allégement ravi de toute leur personne. Enfin, c'était donc le bout de leur misère, ils étaient prisonniers, ils ne se battraient plus! Depuis tant de jours, ils souffraient de trop marcher, de ne pas manger! D'ailleurs, à quoi bon se battre, puisqu'on n'était pas les plus forts? Tant mieux si les chefs les avaient vendus, pour en finir tout de suite! Cela était si délicieux, de se dire qu'on allait ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits! En haut, comme Delaherche rentrait dans la salle à manger, avec Maurice et Jean, sa mère l'appela. -- Viens donc, le colonel m'inquiète. M De Vineuil, les yeux ouverts, avait repris tout haut le rêve haletant de sa fièvre. -- Qu'importe! si les Prussiens nous coupent de Mézières... Les voici qui finissent par tourner le bois de la Falizette, tandis que d'autres montent le long du ruisseau de la Givonne... La frontière est derrière nous, et nous la franchirons d'un saut, lorsque nous en aurons tué le plus possible... Hier, c'était ce que je voulais... Mais ses regards ardents venaient de rencontrer Delaherche. Il le reconnut, il sembla se dégriser, sortir de l'hallucination de sa somnolence; et, retombé à la réalité terrible, il demanda pour la troisième fois: -- N'est-ce pas? c'est fini! Du coup, le fabricant de drap ne put réprimer l'explosion de son contentement. -- Ah! oui, Dieu merci! Fini tout à fait... La capitulation doit être signée à cette heure. Violemment, le colonel s'était mis debout, malgré son pied bandé; et il prit son épée, restée sur une chaise, il voulut la rompre d'un effort. Mais ses mains tremblaient trop, l'acier glissa. -- Prenez garde! il va se couper! criait Delaherche. C'est dangereux, ôte-lui donc ça des mains! Et ce fut Madame Delaherche qui s'empara de l'épée. Puis, devant le désespoir de M De Vineuil, au lieu de la cacher, comme son fils lui disait de le faire, elle la brisa d'un coup sec, sur son genou, avec une force extraordinaire, dont elle-même n'aurait pas cru capables ses pauvres mains. Le colonel s'était recouché, et il pleura, en regardant sa vieille amie d'un air d'infinie douceur. Dans la salle à manger, cependant, la cuisinière venait de servir des bols de café au lait pour tout le monde. Henriette et Gilberte s'étaient réveillées, cette dernière reposée par un bon sommeil, le visage clair, les yeux gais; et elle embrassait tendrement son amie, qu'elle plaignait, disait-elle, du plus profond de son âme. Maurice se plaça près de sa soeur, tandis que Jean, un peu gauche, ayant dû accepter lui aussi, se trouva en face de Delaherche. Jamais Madame Delaherche ne consentit à venir s'attabler, on lui porta un bol, qu'elle se contenta de boire. Mais, à côté, le déjeuner des cinq, d'abord silencieux, s'anima bientôt. On était délabré, on avait très faim, comment ne pas se réjouir de se retrouver là, intacts, bien portants, lorsque des milliers de pauvres diables couvraient encore les campagnes environnantes? Dans la grande salle à manger fraîche, la nappe toute blanche était une joie pour les yeux, et le café au lait, très chaud, semblait exquis. On causa. Delaherche, qui avait déjà repris son aplomb de riche industriel, d'une bonhomie de patron aimant la popularité, sévère seulement à l'insuccès, en revint sur Napoléon III, dont la figure hantait, depuis l'avant-veille, sa curiosité de badaud. Et il s'adressait à Jean, n'ayant là que ce garçon simple. -- Ah! monsieur, oui! Je puis le dire, l'empereur m'a bien trompé... Car, enfin, ses thuriféraires ont beau plaider les circonstances atténuantes, il est évidemment la cause première, l'unique cause de nos désastres. Déjà, il oubliait que, bonapartiste ardent, il avait, quelques mois plus tôt, travaillé au triomphe du plébiscite. Et il n'en était même plus à plaindre celui qui allait devenir l'homme de Sedan, il le chargeait de toutes les iniquités. -- Un incapable, comme on est forcé d'en convenir à cette heure; mais cela ne serait rien encore... Un esprit chimérique, un cerveau mal fait, à qui les choses ont semblé réussir, tant que la chance a été pour lui... Non, voyez-vous, il ne faut pas qu'on essaye de nous apitoyer sur son sort, en nous disant qu'on l'a trompé, que l'opposition lui a refusé les hommes et les crédits nécessaires. C'est lui qui nous a trompés, dont les vices et les fautes nous ont jetés dans l'affreux gâchis où nous sommes. Maurice, qui ne voulait pas parler, ne put réprimer un sourire; tandis que Jean, gêné par cette conversation sur la politique, craignant de dire des sottises, se contenta de répondre: -- On raconte tout de même que c'est un brave homme. Mais ces quelques mots, dits modestement, firent bondir Delaherche. Toute la peur qu'il avait eue, toutes ses angoisses éclatèrent, en un cri de passion exaspérée, tournée à la haine. -- Un brave homme, en vérité, c'est bientôt dit!... Savez-vous, monsieur, que ma fabrique a reçu trois obus, et que ce n'est pas la faute à l'empereur, si elle n'a pas été brûlée!... Savez-vous que, moi qui vous parle, j'y vais perdre une centaine de mille francs, à toute cette histoire imbécile!... Ah! non, non! La France envahie, incendiée, exterminée, l'industrie forcée au chômage, le commerce détruit, c'est trop! Un brave homme comme ça, nous en avons assez, que Dieu nous en préserve!... Il est dans la boue et dans le sang, qu'il y reste! Du poing, il fit le geste énergique d'enfoncer, de maintenir sous l'eau quelque misérable qui se débattait. Puis, il acheva son café, d'une lèvre gourmande. Gilberte avait eu un léger rire involontaire, devant la distraction douloureuse d'Henriette, qu'elle servait comme une enfant. Quand les bols furent vides, on s'attarda, dans la paix heureuse de la grande salle à manger fraîche. Et, à cette heure même, Napoléon III était dans la pauvre maison du tisserand, sur la route de Donchery. Dès cinq heures du matin, il avait voulu quitter la Sous-Préfecture, mal à l'aise de sentir Sedan autour de lui, comme un remords et une menace, toujours tourmenté du reste par le besoin d'apaiser un peu son coeur sensible, en obtenant pour sa malheureuse armée des conditions meilleures. Il désirait voir le roi de Prusse. Il était monté dans une calèche de louage, il avait suivi la grande route large, bordée de hauts peupliers, cette première étape de l'exil, faite sous le petit froid de l'aube, avec la sensation de toute la grandeur déchue qu'il laissait, dans sa fuite; et c'était, sur cette route, qu'il venait de rencontrer Bismarck, accouru à la hâte, en vieille casquette, en grosses bottes graissées, uniquement désireux de l'amuser, de l'empêcher de voir le roi, tant que la capitulation ne serait pas signée. Le roi était encore à Vendresse, à quatorze kilomètres. Où aller? Sous quel toit attendre? Là-bas, perdu dans une nuée d'orage, le palais des Tuileries avait disparu. Sedan semblait s'être reculé déjà à des lieues, comme barré par un fleuve de sang. Il n'y avait plus de châteaux impériaux, en France, plus de demeures officielles, plus même de coin chez le moindre des fonctionnaires, où il osât s'asseoir. Et c'était dans la maison du tisserand qu'il voulut échouer, la misérable maison aperçue au bord du chemin, avec son étroit potager enclos d'une haie, sa façade d'un étage, aux petites fenêtres mornes. En haut, la chambre, simplement blanchie à la chaux, était carrelée, n'avait d'autres meubles qu'une table de bois blanc et deux chaises de paille. Il y patienta pendant des heures, d'abord en compagnie de Bismarck qui souriait à l'entendre parler de générosité, seul ensuite, traînant sa misère, collant sa face terreuse aux vitres, regardant encore ce sol de France, cette Meuse qui coulait si belle, au travers des vastes champs fertiles. Puis, le lendemain, les jours suivants, ce furent les autres étapes abominables: le château de Bellevue, ce riant castel bourgeois, dominant le fleuve, où il coucha, où il pleura, à la suite de son entrevue avec le roi Guillaume; le cruel départ, Sedan évité par crainte de la colère des vaincus et des affamés, le pont de bateaux que les Prussiens avaient jeté à Iges, le long détour au nord de la ville, les chemins de traverse, les routes écartées de Floing, de Fleigneux, d'Illy, toute cette lamentable fuite en calèche découverte; et là, sur ce tragique plateau d'Illy, encombré de cadavres, la légendaire rencontre, le misérable empereur, qui, ne pouvant plus même supporter le trot du cheval, s'était affaissé sous la violence de quelque crise, fumant peut-être machinalement son éternelle cigarette, tandis qu'un troupeau de prisonniers, hâves, couverts de sang et de poussière, ramenés de Fleigneux à Sedan, se rangeaient au bord du chemin pour laisser passer la voiture, les premiers silencieux, les autres grondant, les autres peu à peu exaspérés, éclatant en huées, les poings tendus, dans un geste d'insulte et de malédiction. 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