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Text on one page: Few Medium Many
Seul, Lapoulle dîna copieusement; mais il
faillit en crever, la nuit, lorsqu'il fut retourné avec les trois
autres, sous les peupliers du canal, pour y dormir.

En chemin, Maurice, sans une parole, saisissant le bras de Jean,
l'avait entraîné par un sentier de traverse. Les camarades lui
causaient une sorte de dégoût furieux, il venait de faire un
projet, celui d'aller coucher dans le petit bois, où il avait
passé la première nuit. C'était une bonne idée, que Jean approuva
beaucoup, lorsqu'il se fut allongé sur le sol en pente, très sec,
abrité par d'épais feuillages. Ils y restèrent jusqu'au grand
jour, ils y dormirent même d'un profond sommeil, ce qui leur
rendit quelque force.

Le lendemain était un jeudi. Mais ils ne savaient plus comment ils
vivaient, ils furent simplement heureux de ce que le beau temps
semblait se rétablir. Jean décida Maurice, malgré sa répugnance, à
retourner au bord du canal, pour voir si leur régiment ne devait
pas partir ce jour-là. Chaque jour, maintenant, il y avait des
départs de prisonniers, des colonnes de mille à douze cents
hommes, qu'on dirigeait sur les forteresses de l'Allemagne.
L'avant-veille, ils avaient vu, devant le poste Prussien, un
convoi d'officiers et de généraux qui allaient, à Pont-à-Mousson,
prendre le chemin de fer. C'était, chez tous, une fièvre, une
furieuse envie de quitter cet effroyable camp de la misère. Ah! si
leur tour pouvait être venu! Et, quand ils retrouvèrent le 106e
toujours campé sur la berge, dans le désordre croissant de tant de
souffrances, ils en eurent un véritable désespoir.

Pourtant, ce jour-là, Jean et Maurice crurent qu'ils mangeraient.
Depuis le matin, tout un commerce s'était établi entre les
prisonniers et les Bavarois, par-dessus le canal: on leur jetait
de l'argent dans un mouchoir, et ils renvoyaient le mouchoir avec
du gros pain bis ou du tabac grossier, à peine sec. Même des
soldats qui n'avaient pas d'argent, étaient arrivés à faire des
affaires, en leur lançant des gants blancs d'ordonnance, dont ils
semblaient friands. Pendant deux heures, le long du canal, ce
moyen barbare d'échange fit voler les paquets. Mais, Maurice ayant
envoyé une pièce de cent sous dans sa cravate, le Bavarois qui lui
renvoyait un pain, le jeta de telle sorte, soit maladresse, soit
farce méchante, que le pain tomba à l'eau. Alors, parmi les
allemands, ce furent des rires énormes. Deux fois, Maurice
s'entêta, et deux fois le pain fit un plongeon. Puis, attirés par
les rires, des officiers accoururent, qui défendirent à leurs
hommes de rien vendre aux prisonniers, sous peine de punitions
sévères. Le commerce cessa, Jean dut calmer Maurice qui montrait
les deux poings à ces voleurs, en leur criant de lui renvoyer ses
pièces de cent sous.

La journée, malgré son grand soleil, fut terrible encore. Il y eut
deux alertes, deux appels de clairon, qui firent courir Jean
devant le hangar, où les distributions étaient censées avoir lieu.
Mais, les deux fois, il ne reçut que des coups de coude, dans la
bousculade. Les Prussiens, si remarquablement organisés,
continuaient à montrer une incurie brutale à l'égard de l'armée
vaincue. Sur les réclamations des généraux Douay et Lebrun, ils
avaient bien fait amener quelques moutons, ainsi que des voitures
de pains; seulement, les précautions étaient si mal prises, que
les moutons se trouvaient enlevés, les voitures pillées, dès le
pont, de sorte que les troupes campées à plus de cent mètres, ne
recevaient toujours rien. Il n'y avait guère que les rôdeurs, les
détrousseurs de convois, qui mangeaient. Aussi Jean, comprenant le
truc, comme il disait, finit-il par amener Maurice près du pont,
pour guetter eux aussi la nourriture.

Il était quatre heures déjà, ils n'avaient rien mangé encore, par
ce beau jeudi ensoleillé, lorsqu'ils eurent la joie, tout d'un
coup, d'apercevoir Delaherche. Quelques bourgeois de Sedan
obtenaient ainsi, à grand-peine, l'autorisation d'aller voir les
prisonniers, auxquels ils portaient des provisions; et Maurice,
plusieurs fois déjà, avait dit sa surprise de n'avoir aucune
nouvelle de sa soeur. Dès qu'ils reconnurent de loin Delaherche,
chargé d'un panier, ayant un pain sous chaque bras, ils se
ruèrent; mais ils arrivèrent encore trop tard, une telle poussée
s'était produite, que le panier et un des pains venaient d'y
rester, enlevés, disparus, sans que le fabricant de drap eût pu
lui-même se rendre compte de cet arrachement.

-- Ah! mes pauvres amis! Balbutia-t-il, stupéfait, bouleversé, lui
qui arrivait le sourire aux lèvres, l'air bonhomme et pas fier,
dans son désir de popularité.

Jean s'était emparé du dernier pain, le défendait; et, tandis que
Maurice et lui, assis au bord de la route, le dévoraient à grosses
bouchées, Delaherche donnait des nouvelles. Sa femme, Dieu merci!
Allait très bien. Seulement, il avait des inquiétudes pour le
colonel, qui était tombé dans un grand accablement, bien que sa
mère continuât à lui tenir compagnie du matin au soir.

-- Et ma soeur? demanda Maurice.

-- Votre soeur, c'est vrai!... Elle m'accompagnait, c'était elle
qui portait les deux pains. Seulement, elle a dû rester là-bas, de
l'autre côté du canal. Jamais le poste n'a consenti à la laisser
passer... Vous savez que les Prussiens ont rigoureusement interdit
aux femmes l'entrée de la presqu'île.

Alors, il parla d'Henriette, de ses tentatives vaines pour voir
son frère et lui venir en aide. Un hasard l'avait mise, dans
Sedan, face à face avec le cousin Gunther, le capitaine de la
garde Prussienne. Il passait de son air sec et dur, en affectant
de ne pas la reconnaître. Elle-même, le coeur soulevé, comme
devant un des assassins de son mari, avait d'abord hâté le pas.
Puis, dans un brusque revirement, qu'elle ne s'expliquait point,
elle était revenue, lui avait tout dit, la mort de Weiss, d'une
voix rude de reproche. Et il n'avait eu qu'un geste vague, en
apprenant cette mort affreuse d'un parent: c'était le sort de la
guerre, lui aussi aurait pu être tué. Sur son visage de soldat, à
peine un frémissement avait-il couru. Ensuite, lorsqu'elle lui
avait parlé de son frère prisonnier, en le suppliant d'intervenir,
pour qu'elle pût le voir, il s'était refusé à toute démarche. La
consigne était formelle, il parlait de la volonté allemande comme
d'une religion. En le quittant, elle avait eu la sensation nette
qu'il se croyait en France comme un justicier, avec l'intolérance
et la morgue de l'ennemi héréditaire, grandi dans la haine de la
race qu'il châtiait.

-- Enfin, conclut Delaherche, vous aurez toujours mangé, ce soir;
et ce qui me désespère, c'est que je crains bien de ne pouvoir
obtenir une autre permission.

Il leur demanda s'ils n'avaient pas de commissions à lui donner,
il se chargea obligeamment de lettres écrites au crayon, que
d'autres soldats lui confièrent, car on avait vu des Bavarois
allumer leur pipe, en riant, avec les lettres qu'ils avaient
promis de faire parvenir.

Puis, comme Maurice et Jean l'accompagnaient jusqu'au pont,
Delaherche s'écria:

-- Mais, tenez! La voici là-bas, Henriette!... Vous la voyez bien
qui agite son mouchoir.

Au delà de la ligne des sentinelles, en effet, parmi la foule, on
distinguait une petite figure mince, un point blanc qui palpitait
dans le soleil. Et tous deux, très émus, les yeux humides,
levèrent les bras, répondirent d'un furieux branle de la main.

Ce fut le lendemain, un vendredi, que Maurice passa la plus
abominable des journées. Pourtant, après une nouvelle nuit
tranquille dans le petit bois, il avait eu la chance de manger
encore du pain, Jean ayant découvert, au château de Villette, une
femme qui en vendait, à dix francs la livre. Mais, ce jour-là, ils
assistèrent à une effrayante scène, dont le cauchemar les hanta
longtemps.

La veille, Chouteau avait remarqué que Pache ne se plaignait plus,
l'air étourdi et content, comme un homme qui aurait dîné à sa
faim. Tout de suite, il eut l'idée que le sournois devait avoir
une cachette quelque part, d'autant plus que, ce matin-là, il
venait de le voir s'éloigner pendant près d'une heure, puis
reparaître, avec un sourire en dessous la bouche pleine. Sûrement,
une aubaine lui était tombée, des provisions ramassées dans
quelque bagarre. Et Chouteau exaspérait Loubet et Lapoulle, ce
dernier surtout. Hein? Quel sale individu, s'il avait à manger, de
ne pas partager avec les camarades!

-- Vous ne savez pas, ce soir, nous allons le suivre... Nous
verrons s'il ose s'emplir tout seul, quand de pauvres bougres
crèvent à côté de lui.

-- Oui, oui! C'est ça, nous le suivrons! répéta violemment
Lapoulle. Nous verrons bien!

Il serrait les poings, le seul espoir de manger enfin le rendait
fou. Son gros appétit le torturait plus que les autres, son
tourment devenait tel, qu'il avait essayé de mâcher de l'herbe.
Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où la viande de cheval aux
betteraves lui avait donné une dysenterie affreuse, il était à
jeun, si maladroit de son grand corps, malgré sa force, que, dans
la bousculade du pillage des vivres, il n'attrapait jamais rien.
Il aurait payé de son sang une livre de pain.

Comme la nuit tombait, Pache se glissa parmi les arbres de la tour
à Glaire, et les trois autres, prudemment, filèrent derrière lui.

-- Faut pas qu'il se doute, répétait Chouteau. Méfiez-vous, s'il
se retourne.

Mais, cent pas plus loin, Pache, évidemment, se crut seul, car il
se mit à marcher d'un pas rapide, sans même jeter un regard en
arrière. Et ils purent aisément le suivre jusque dans les
carrières voisines, ils arrivèrent sur son dos, comme il
dérangeait deux grosses pierres, pour prendre une moitié de pain
dessous. C'était la fin de ses provisions, il avait encore de quoi
faire un repas.

-- Nom de Dieu de cafard! Hurla Lapoulle, voilà donc pourquoi tu
te caches!... Tu vas me donner ça, c'est ma part!

Donner son pain, pourquoi donc? Si chétif qu'il fût, une colère le
redressa, tandis qu'il serrait le morceau de toutes ses forces sur
son coeur. Lui aussi avait faim.

-- Fiche-moi la paix, entends-tu! C'est à moi!

Puis, devant le poing levé de Lapoulle, il prit sa course,
galopant, dévalant des carrières dans les terres nues, du côté de
Donchery.



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