A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 20000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
Elle
attendait, la face rigide, absente d'elle-même, toute dans l'idée
fixe qui la poussait depuis deux jours. Et, quand on lui demanda
un baquet, elle obéit simplement, elle disparut une minute dans le
cellier voisin, puis revint avec le grand baquet où elle lavait le
linge de Charlot.

-- Tenez! Posez-le sous la table, au bord.

Elle le posa, et comme elle se relevait, ses yeux de nouveau
rencontrèrent ceux de Goliath. Ce fut, dans le regard du
misérable, une supplication dernière, une révolte aussi de l'homme
qui ne voulait pas mourir. Mais, en ce moment, il n'y avait plus
en elle rien de la femme, rien que la volonté de cette mort,
attendue comme une délivrance. Elle recula encore jusqu'au buffet,
elle resta.

Sambuc, qui avait ouvert le tiroir de la table, venait d'y prendre
un large couteau de cuisine, celui avec lequel on coupait le lard.

-- Donc, puisque tu es un cochon, je vas te saigner comme un
cochon.

Et il ne se pressa pas, discuta avec Cabasse et Ducat, pour que
l'égorgement se fît d'une manière convenable. Même il y eut une
querelle, parce que Cabasse disait que dans son pays, en Provence,
on saignait les cochons la tête en bas, tandis que Ducat se
récriait, indigné, estimant cette méthode barbare et incommode.

-- Avancez-le bien au bord de la table, au-dessus du baquet, pour
ne pas faire des taches.

Ils l'avancèrent, et Sambuc procéda tranquillement, proprement.
D'un seul coup du grand couteau, il ouvrit la gorge, en travers.
Tout de suite, de la carotide tranchée, le sang se mit à couler
dans le baquet, avec un petit bruit de fontaine. Il avait ménagé
la blessure, à peine quelques gouttes jaillirent-elles, sous la
poussée du coeur. Si la mort en fut plus lente, on n'en vit même
pas les convulsions, car les cordes étaient solides, l'immobilité
du corps resta complète. Pas une secousse et pas un râle. On ne
put suivre l'agonie que sur le visage, sur ce masque labouré par
l'épouvante, d'où le sang se retirait goutte à goutte, la peau
décolorée, d'une blancheur de linge. Et les yeux se vidaient, eux
aussi. Ils se troublèrent et s'éteignirent.

-- Dites donc, Silvine, faudra tout de même une éponge.

Mais elle ne répondit pas, les bras ramenés contre sa poitrine,
dans un geste inconscient, clouée au carreau, serrée à la gorge
comme par un collier de fer. Elle regardait. Puis, tout d'un coup,
elle s'aperçut que Charlot était là, pendu à ses jupes. Sans
doute, il s'était réveillé, il avait pu ouvrir les portes; et
personne ne l'avait vu entrer à petits pas, en enfant curieux.
Depuis combien de temps se trouvait-il ainsi, caché à demi
derrière sa mère? Lui aussi regardait. De ses gros yeux bleus,
sous sa tignasse jaune, il regardait couler le sang, la petite
fontaine rouge qui emplissait le baquet peu à peu. Cela l'amusait
peut-être. N'avait-il pas compris d'abord? Fut-il ensuite effleuré
par un souffle de l'horrible, eut-il une instinctive conscience de
l'abomination à laquelle il assistait? Il jeta un cri brusque,
éperdu.

-- Oh! Maman, oh! Maman, j'ai peur, emmène-moi!

Et Silvine en reçut une secousse, dont la violence l'ébranla
toute. C'était trop, un écroulement se faisait en elle, l'horreur
à la fin emportait cette force, cette exaltation de l'idée fixe
qui la tenait debout depuis deux jours. La femme renaissait, elle
éclata en larmes, elle eut un geste fou, en soulevant Charlot, en
le serrant éperdument sur son coeur. Et elle se sauva avec lui,
d'un galop terrifié, ne pouvant plus entendre, ne pouvant plus
voir, n'ayant plus que le besoin d'aller s'anéantir n'importe où,
dans le premier trou caché où elle tomberait.

À cette minute, Jean se décidait à ouvrir doucement sa porte. Bien
qu'il ne s'inquiétât jamais des bruits de la ferme, il finissait
par être surpris des allées et venues, des éclats de voix qu'il
entendait. Et ce fut chez lui, dans sa chambre calme, que Silvine
vint s'abattre, échevelée, sanglotante, secouée d'une telle crise
de détresse, qu'il ne put saisir d'abord ses paroles bégayées,
coupées entre ses dents. Toujours elle répétait le même geste,
comme pour écarter l'atroce vision. Enfin, il comprit, il vit à
son tour le guet-apens, l'égorgement, la mère debout, le petit
dans ses jupes, en face du père saigné à la gorge, dont le sang
coulait; et il en restait glacé, son coeur de paysan et de soldat
chaviré d'angoisse. Ah! la guerre, l'abominable guerre qui
changeait tout ce pauvre monde en bêtes féroces, qui semait ces
haines affreuses, le fils éclaboussé par le sang du père,
perpétuant la querelle des races, grandissant plus tard dans
l'exécration de cette famille paternelle, qu'il irait peut-être un
jour exterminer! Des semences scélérates pour d'effroyables
moissons!

Tombée sur une chaise, couvrant de baisers égarés Charlot qui
pleurait à son cou, Silvine répétait à l'infini la même phrase, le
cri de son coeur saignant.

-- Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!...
Ah! mon pauvre petit, on ne dira plus que tu es un Prussien!

Dans la cuisine, le père Fouchard venait d'arriver. Il avait tapé
en maître, on s'était décidé à lui ouvrir. Et, en vérité, il avait
eu une peu agréable surprise, en trouvant ce mort sur sa table,
avec le baquet plein de sang dessous. Naturellement, d'une nature
peu endurante, il s'était fâché.

-- Dites donc, espèces de salops que vous êtes, est-ce que vous
n'auriez pas pu faire vos saletés dehors? Hein! Vous prenez donc
ma maison pour un fumier, que vous venez y gâter les meubles, avec
des coups pareils?

Puis, comme Sambuc s'excusait, expliquait les choses, le vieux
continua, gagné par la peur, s'irritant davantage:

-- Et qu'est-ce que vous voulez que j'en foute, moi, de votre
mort? Croyez-vous que c'est gentil, de coller comme ça un mort
chez quelqu'un, sans se demander ce qu'il en fera? ... Une
supposition qu'une patrouille entre, je serais propre! Vous vous
en fichez, vous autres, vous ne vous êtes pas demandé si je n'y
laisserais pas la peau... Eh bien! Nom de Dieu, vous aurez affaire
à moi, si vous n'emportez pas votre mort tout de suite! Vous
entendez, prenez-le par la tête, par les pattes, par ce que vous
voudrez, mais que ça ne traîne pas et qu'il n'en reste pas
seulement un cheveu dans trois minutes d'ici!

Enfin, Sambuc obtint du père Fouchard un sac, bien que le coeur de
ce dernier saignât de donner encore quelque chose. Il le choisit
parmi les plus mauvais, en disant qu'un sac troué, c'était trop
bon pour un Prussien. Mais Cabasse et Ducat eurent toutes les
peines du monde à faire entrer Goliath dans ce sac: le corps était
trop gros, trop long, et les pieds dépassèrent. Puis, on le
sortit, on le chargea sur la brouette qui servait à charrier le
pain.

-- Je vous donne ma parole d'honneur, déclara Sambuc, que nous
allons le foutre à la Meuse!

-- Surtout, insista Fouchard, collez-lui deux bons cailloux aux
pattes, que le bougre ne remonte pas!

Et, dans la nuit très noire, sur la neige pâle, le petit cortège
s'en alla, disparut, sans autre bruit qu'un léger cri plaintif de
la brouette.

Sambuc jura toujours sur la tête de son père qu'il avait bien mis
les deux bons cailloux aux pattes. Pourtant, le corps remonta, les
Prussiens le découvrirent trois jours plus tard, à Pont-Maugis,
dans de grandes herbes; et leur fureur fut extrême, lorsqu'ils
eurent tiré du sac ce mort, saigné au cou comme un pourceau. Il y
eut des menaces terribles, des vexations, des perquisitions. Sans
doute, quelques habitants durent trop causer, car on vint un soir
arrêter le maire de Remilly et le père Fouchard, coupables
d'entretenir de bons rapports avec les francs-tireurs, qu'on
accusait d'avoir fait le coup. Et le père Fouchard, dans cette
circonstance extrême, fut vraiment très beau, avec son
impassibilité de vieux paysan qui connaissait la force invincible
du calme et du silence. Il marcha, sans s'effarer, sans même
demander d'explications. On allait bien voir. Dans le pays, on
disait tout bas qu'il avait déjà tiré des Prussiens une grosse
fortune, des sacs d'écus enfouis quelque part, un à un, à mesure
qu'il les gagnait.

Henriette, quand elle connut toutes ces histoires, fut
terriblement inquiète. De nouveau, redoutant de compromettre ses
hôtes, Jean voulait partir, bien que le docteur le trouvât trop
faible encore; et elle tenait à ce qu'il attendît une quinzaine de
jours, envahie elle-même d'un redoublement de tristesse, devant la
nécessité prochaine de la séparation. Lors de l'arrestation du
père Fouchard, Jean avait pu s'échapper, en se cachant au fond de
la grange; mais ne restait-il pas en danger d'être pris et emmené
d'une heure à l'autre, dans le cas possible de nouvelles
recherches? D'ailleurs, elle tremblait aussi sur le sort de
l'oncle. Elle résolut donc d'aller un matin, à Sedan, voir les
Delaherche, qui logeaient chez eux, affirmait-on, un officier
Prussien très puissant.

-- Silvine, dit-elle en partant, soignez bien notre malade,
donnez-lui son bouillon à midi et sa potion à quatre heures.

La servante, toute à ses besognes accoutumées, était redevenue la
fille courageuse et soumise, dirigeant la ferme maintenant, en
l'absence du maître, pendant que Charlot sautait et riait autour
d'elle.

-- N'ayez pas peur, madame, il ne lui manquera rien... Je suis là
pour le dorloter.




VI


À Sedan, rue Maqua, chez les Delaherche, la vie avait repris,
après les terribles secousses de la bataille et de la
capitulation; et, depuis bientôt quatre mois, les jours suivaient
les jours, sous le morne écrasement de l'occupation Prussienne.

Mais un coin des vastes bâtiments de la fabrique, surtout, restait
clos, comme inhabité: c'était sur la rue, à l'extrémité des
appartements de maître, la chambre que le colonel De Vineuil
habitait toujours. Tandis que les autres fenêtres s'ouvraient,
laissaient passer tout un va-et-vient, tout un bruit de vie,
celles de cette pièce semblaient mortes, avec leurs persiennes
obstinément fermées. Le colonel s'était plaint de ses yeux, dont
la grande lumière avivait les souffrances, disait-il; et l'on ne
savait s'il mentait, on entretenait près de lui une lampe, nuit et
jour, pour le contenter.



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | 71 | | 72 | | 73 | | 74 | | 75 | | 76 | | 77 | | 78 | | 79 | | 80 | | 81 | | 82 | | 83 | | 84 | | 85 | | 86 | | 87 | | 88 | | 89 | | 90 | | 91 | | 92 | | 93 | | 94 | | 95 | | 96 | | 97 | | 98 | | 99 | | 100 | | 101 | | 102 | | 103 | | 104 | | 105 | | 106 | | 107 | | 108 | | 109 | | 110 | | 111 | | 112 | | 113 | | 114 | | 115 | | Next |


Keywords:
N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.