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Text on one page: Few Medium Many
Même, un soir qu'elle rendait visite à la mère Gabet, celle-ci
la pria de descendre lui changer un billet de banque. Et quel
crève-coeur de constater son impuissance, elle qui manquait d'argent,
lorsque lui, si aisément, vidait sa bourse! Certes, elle était heureuse
de l'aubaine, pour ses pauvres; mais elle n'avait plus de bonheur à
donner, triste de donner si peu, lorsqu'un autre donnait tant. Le
maladroit, ne comprenant pas, croyant la conquérir, cédait à un besoin
de largesses attendri, lui tuait ses aumônes. Sans compter qu'elle
devait subir ses éloges, chez tous les misérables: un jeune homme si
bon, si doux, si bien élevé! Ils ne parlaient plus que de lui, ils
étalaient ses dons comme pour mépriser les siens.

Malgré son serment de l'oublier, elle les questionnait sur son compte:
qu'avait-il laissé, qu'avait-il dit? et il était beau, n'est-ce pas? et
tendre, et timide! Peut-être osait-il parler d'elle? Ah! bien sûr, il en
parlait toujours! Alors, elle l'exécrait décidément, car elle finissait
par en avoir trop lourd sur le coeur.

Enfin, les choses ne pouvaient continuer de la sorte; et, un soir de
mai, par un crépuscule souriant, la catastrophe éclata.

C'était chez les Lemballeuse, la nichée de pauvresses qui se terraient
dans les décombres du vieux moulin. Il n'y avait là que des femmes, la
mère Lemballeuse, une vieille couturée de rides, Tiennette, la fille
aînée, une grande sauvagesse de vingt ans, ses deux petites soeurs, Rose
et Jeanne, les yeux hardis déjà, sous leur tignasse rousse. Toutes
quatre mendiaient par les routes, le long des fossés, rentraient à la
nuit, les pieds cassés de fatigue, dans leurs savates que rattachaient
des ficelles. Et, justement, ce soir-là, Tiennette, ayant achevé de
laisser les siennes parmi les cailloux, était revenue blessée, les
chevilles en sang. Assise devant leur porte, au milieu des hautes herbes
du Clos-Marie, elle s'arrachait de la chair des épines, tandis que la
mère et les deux petites, autour d'elle, se lamentaient.

À ce moment, Angélique arriva, cachant sous son tablier le pain qu'elle
leur donnait chaque semaine. Elle s'était échappée par la petite porte
du jardin, et l'avait laissée ouverte derrière elle, car elle comptait
rentrer en courant. Mais la vue de toute la famille en larmes l'arrêta.

--Quoi donc? qu'avez-vous?...

--Ah! ma bonne demoiselle, gémit la mère Lemballeuse, voyez dans quel
état cette grande bête s'est mise! Demain, elle ne pourra pas marcher,
c'est une journée fichue.... Faudrait des souliers.

Les yeux flambants sur leur crinière, Rose et Jeanne redoublèrent de
sanglots, en criant d'une voix aiguë:

--Faudrait des souliers, faudrait des souliers.

Tiennette avait levé à demi sa tête maigre et noire. Puis, farouche,
sans une parole, elle s'était fait saigner encore, acharnée sur une
longue écharde, à l'aide d'une épingle.

Émue, Angélique donna son aumône.

--Voilà toujours un pain.

--Oh! du pain, reprit la mère, sans doute il en faut. Mais elle ne
marchera pas avec du pain, bien sûr. Et c'est la foire à Bligny, une
foire où elle fait tous les ans plus de quarante sous....

Bon Dieu de bon Dieu! qu'est-ce qu'on va devenir? La pitié et l'embarras
rendirent Angélique muette. Elle avait cinq sous tout ronds dans sa
poche. Avec cinq sous, on ne pouvait guère acheter des souliers, même
d'occasion. Chaque fois, son manque d'argent la paralysait. Et, à cette
minute, ce qui acheva de la jeter hors d'elle, ce fut, comme elle
détournait les yeux, d'apercevoir Félicien, debout à quelques pas, dans
l'ombre croissante. Il avait dû entendre, peut-être se trouvait-il là
depuis longtemps. C'était toujours ainsi qu'il lui apparaissait, sans
qu'elle sût jamais par où ni comment il était venu.

--Il va donner les souliers, pensa-t-elle.

En effet, il s'avançait déjà. Dans le ciel violâtre, naissaient les
premières étoiles. Une grande paix tiède tombait de haut, endormait le
Clos-Marie, dont les saules se noyaient d'ombre.

La cathédrale n'était plus qu'une barre noire, sur le couchant.

--Pour sûr, il va donner les souliers.

Et elle en éprouvait un véritable désespoir. Il donnerait donc tout, pas
une fois elle ne le vaincrait! Son coeur battait à se rompre, elle
aurait voulu être très riche, pour lui montrer qu'elle aussi faisait des
heureux.

Mais les Lemballeuse avaient vu le bon monsieur, la mère s'était
précipitée, les deux petites soeurs geignaient, la main tendue, tandis
que la grande, lâchant ses chevilles sanglantes, regardait de ses yeux
obliques.

--Écoutez, ma brave femme, dit Félicien, vous irez dans la Grand-Rue, au
coin de la rue Basse....

Angélique avait compris, la boutique d'un cordonnier était là. Elle
l'interrompit vivement, si agitée, qu'elle bégayait des mots au hasard.

--En voilà une course inutile!... À quoi bon?... Il est bien plus
simple....

Et elle ne la trouvait pas, cette chose plus simple. Que faire,
qu'inventer pour le devancer dans son aumône? Jamais elle n'aurait cru
le détester à ce point.

--Vous direz que vous venez de ma part, reprit Félicien. Vous
demanderez....

De nouveau, elle l'interrompit, répétant d'un air anxieux:

--Il est bien plus simple.., il est bien plus simple....

Tout d'un coup, calmée, elle s'assit sur une pierre, dénoua ses
souliers, les ôta, ôta les bas eux-mêmes, d'une main vive.

--Tenez! c'est si simple! Pourquoi se déranger?

--Ah! ma bonne demoiselle, Dieu vous le rende! s'écria la mère
Lemballeuse, en examinant les souliers, presque tout neufs. Je les
fendrai dessus, pour qu'ils aillent.... Tiennette, remercie, grande bête!

Tiennette arrachait des mains de Rose et de Jeanne les bas, que
celles-ci convoitaient. Elle ne desserra pas les lèvres.

Mais, à ce moment, Angélique s'aperçut qu'elle avait les pieds nus et
que Félicien les voyait. Une confusion l'envahit.

Elle n'osait plus bouger, certaine que, si elle se levait, il les
verrait davantage. Puis, elle s'alarma, perdit la tête, se mit à fuir.

Dans l'herbe, ses petits pieds couraient, très blancs. La nuit s'était
accrue encore, le Clos-Marie devenait un lac d'ambre, entre les grands
arbres voisins et la masse noire de la cathédrale. Et il n'y avait, au
ras des ténèbres du sol, que la fuite des petits pieds blancs, du blanc
satiné des colombes. Effrayée, ayant peur de l'eau, Angélique suivit la
Chevrotte, pour gagner la planche qui servait de pont. Mais Félicien
avait coupé au travers des broussailles. Si timide jusqu'alors, il était
devenu plus rouge qu'elle, à voir ses pieds blancs; et une flamme le
poussait, il aurait voulu crier la passion qui l'avait possédé tout
entier, dès le premier jour, dans le débordement de sa jeunesse. Puis,
quand elle le frôla, il ne put que balbutier l'aveu, dont ses lèvres
brûlaient: Je vous aime.

Éperdue, elle s'était arrêtée. Un instant, toute droite, elle le
regarda. Sa colère, la haine qu'elle croyait avoir, s'en allait, se
fondait en un sentiment d'angoisse délicieuse. Qu'avait-il dit, pour
qu'elle en fût bouleversée de la sorte? Il l'aimait, elle le savait, et
voilà que le mot murmuré à son oreille la confondait d'étonnement et de
crainte. Lui, enhardi, le coeur ouvert, rapproché du sien par la charité
complice, répéta:

--Je vous aime.

Et elle se remit à fuir, dans sa peur de l'amant. La Chevrotte ne
l'arrêta plus, elle y entra comme les biches poursuivies, ses petits
pieds blancs y coururent parmi les cailloux, sous le frisson de l'eau
glacée. La porte du jardin se referma, ils disparurent.




VI


Pendant deux jours, Angélique fut accablée de remords. Dés qu'elle était
seule, elle pleurait, comme si elle eût commis une faute. Et la
question, d'une obscurité alarmante, renaissait toujours: avait-elle
péché avec ce jeune homme? était-elle perdue, ainsi que ces vilaines
femmes de la Légende, qui cèdent au diable? Les mots, murmurés si bas:
«Je vous aime», retentissaient d'un tel fracas à son oreille, qu'ils
venaient pour sûr de quelque terrible puissance, cachée au fond de
l'invisible. Mais elle ne savait pas, elle ne pouvait savoir, dans
l'ignorance et la solitude où elle avait grandi.

Avait-elle péché avec ce jeune homme? Et elle tâchait de bien se
rappeler les faits, elle discutait les scrupules de son innocence.
Qu'était-ce donc que le péché? Suffisait-il de se voir, de causer, de
mentir ensuite aux parents? Cela ne devait pas être tout le mal. Alors,
pourquoi suffoquait-elle ainsi? pourquoi, si elle n'était pas coupable,
se sentait elle devenir autre, agitée d'une âme nouvelle? Peut-être le
péché poussait-il là, dans ce malaise sourd dont elle défaillait. Elle
avait plein le coeur de choses vagues, indéterminées, toute une
confusion de paroles et d'actes à venir, dont elle s'effarait, avant de
comprendre. Un flot de sang lui empourprait les joues, elle entendait
éclater les mots terrifiants: «Je vous aime»; et elle ne raisonnait
plus, elle se remettait à sangloter, doutant des faits, craignant la
faute au-delà, dans ce qui n'avait pas de nom et pas de forme.

Son grand tourment était de ne s'être pas confiée à Hubertine. Si elle
avait pu l'interroger, celle-ci, d'un mot sans doute, lui aurait révélé
le mystère. Puis, il lui semblait que parler seulement à quelqu'un de
son mal, l'aurait guérie. Mais le secret était devenu trop gros, elle
serait morte de honte. Elle se faisait rusée, affectait des airs
tranquilles, lorsqu'il y avait tempête, au fond de son être. Quand on
l'interrogeait sur ses distractions, elle levait des yeux surpris, en
répondant qu'elle ne pensait à rien. Assise devant son métier, les mains
machinales tirant l'aiguille, très sage, elle était ravagée par une
pensée unique, du matin au soir. Être aimée, être aimée! Et elle à son
tour, aimait-elle? Question obscure encore, celle-ci, que son ignorance
laissait sans réponse. Elle se la répétait jusqu'à s'étourdir, les mots
perdaient leur sens usuel, tout coulait à une sorte de vertige qui
l'emportait. D'un effort, elle se reprenait, elle se retrouvait,
l'aiguille à la main, brodait quand même avec son application
accoutumée, dans un rêve. Peut être couvait-elle quelque grande maladie.
Un soir, en se couchant, elle fut saisie d'un frisson; elle crut qu'elle
ne se relèverait pas.



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