A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 20000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
rien ne me dérange, monsieur. Je travaille aussi bien devant le
monde.... Le dessin est de vous, il est naturel que vous en suiviez
l'exécution.

Décontenancé, Félicien n'aurait point osé s'asseoir, sans l'accueil
d'Hubertine, qui souriait de son grave sourire à ce bon client. Tout de
suite, elle se remit au travail, penchée sur le métier, où elle brodait
en guipure les ornements gothiques du revers de la mitre. De son côté,
Hubert venait de décrocher de la muraille une bannière terminée,
encollée, qui depuis deux jours y séchait, et qu'il voulait détendre.
Personne ne parla plus, les deux brodeuses et le brodeur travaillaient,
comme si personne ne se fût trouvé là.

Et le jeune homme s'apaisa un peu, au milieu de cette grande paix. Trois
heures sonnaient, l'ombre de la cathédrale s'allongeait déjà, un
demi-jour fin entrait par la fenêtre large ouverte.

C'était l'heure crépusculaire, qui commençait dès midi, pour la petite
maison, fraîche et verdissante, au pied du colosse. On entendit un bruit
léger de souliers sur les dalles, un pensionnat de fillettes qu'on
menait à confesse. Dans l'atelier, les vieux outils, les vieux murs,
tout ce qui restait là immuable, semblait dormir du sommeil des siècles;
et il en venait aussi beaucoup de fraîcheur et de calme. Un grand carré
de lumière blanche, égale et pure, tombait sur le métier, où se
courbaient les brodeuses, avec leurs délicats profils, dans le reflet
fauve de l'or.

--Mademoiselle, je voulais vous dire, commença Félicien gêné, sentant
qu'il devait motiver sa venue, je voulais vous dire que, pour les
cheveux, l'or me semblait préférable à la soie.

Elle avait levé la tête. Le rire de ses yeux signifia clairement qu'il
aurait pu ne pas se déranger, s'il n'avait point d'autre recommandation
à faire. Et elle se pencha de nouveau, en répondant d'une voix doucement
moqueuse:

--Sans doute, monsieur.

Il fut très sot, il remarqua seulement alors que, justement, elle
travaillait aux cheveux. Devant elle, était le dessin qu'il avait fait,
mais lavé de teintes d'aquarelle, rehaussé d'or, d'une douceur de ton
d'ancienne miniature, pâlie dans un livre d'heures. Et elle copiait
cette image; avec une patience et une adresse d'artiste peignant à la
loupe. Après l'avoir reproduite d'un trait un peu gros sur du satin
blanc, fortement tendu, doublé d'une toile solide, elle avait couvert le
satin de fils d'or lancés de gauche à droite, arrêtés aux deux bouts
simplement, libres et se touchant tous. Puis, se servant de ces fils
comme d'une trame, elle les écartait de la pointe de son aiguille pour
retrouver dessous le dessin, elle suivait ce dessin, cousait les fils
d'or de points de soie en travers, qu'elle assortissait aux nuances du
modèle. Dans les parties d'ombre, la soie cachait complètement l'or;
dans les demi-teintes, les points s'espaçaient de plus en plus; et les
lumières étaient faites de l'or seul, laissé à découvert. C'était l'or
nué, le fond d'or que l'aiguille nuançait de soie, un tableau aux
couleurs fondues, comme chauffées dessous par une gloire, d'un éclat
mystique.

--Ah! dit brusquement Hubert, qui commençait à détendre la bannière, en
dévidant sur ses doigts la ficelle du trélissage, le chef-d'oeuvre d'une
brodeuse autrefois était d'or nué...

Elle devait faire, comme il est écrit dans les statuts, «une image seule
qui est d'or nué, d'un demi-tiers de haut...» Tu aurais été reçue,
Angélique.

Et le silence retomba. Pour les cheveux, dérogeant à la règle, Angélique
avait eu la même idée que Félicien; celle de ne point employer de soie,
de recouvrir l'or avec de l'or; et elle manoeuvrait dix aiguillées d'or
à passer, de tons différents, depuis l'or rouge sombre des brasiers qui
meurent, jusqu'à l'or jaune pâle des forêts d'automne. Agnès, du col aux
chevilles, se vêtait ainsi d'un ruissellement de cheveux d'or. Le flot
partait de la nuque, couvrait les reins d'un épais manteau, débordait
devant, par dessus les épaules, en deux ondes qui, rejointes sous le
menton, coulaient jusqu'aux pieds. Une chevelure du miracle, une toison
fabuleuse, aux boucles énormes, une robe tiède et vivante, parfumée de
nudité pure.

Ce jour-là, Félicien ne sut que regarder Angélique brodant les boucles à
points fendus, dans le sens de leurs enroulements; et il ne se lassait
pas de voir les cheveux croître et flamber sous son aiguille. Leur
profondeur, le grand frisson qui les déroulait d'un coup, le
troublaient. Hubertine, en train de coudre des paillettes, cachant le
fil à chacune avec un grain de frisure, se tournait de temps à autre,
l'enveloppait de son calme regard, quand elle devait jeter au bourriquet
quelque paillette mal faite.

Hubert, qui avait retiré les lattes pour découdre la bannière des
ensubles, achevait de la plier soigneusement. Et Félicien, dont le
silence augmentait l'embarras, finit par comprendre qu'il devait avoir
la sagesse de partir, puisqu'il ne retrouvait aucune des observations
qu'il s'était promis de faire. Il se leva, il bégaya:

--Je reviendrai.... J'ai si mal reproduit le dessin charmant de la tête,
que vous aurez peut-être besoin de mes indications.

Angélique posa sur les siens ses grands yeux noirs tranquillement.

--Non, non.... Mais revenez, monsieur, revenez, si l'exécution vous
inquiète.

Il s'en alla, heureux de la permission, désolé de cette froideur. Elle
ne l'aimait pas, elle ne l'aimerait jamais, c'était décidé.

À quoi bon, alors? Et le lendemain, et les jours suivants, il revint à
la fraîche maison de la rue des Orfèvres. Les heures qu'il n'y passait
pas étaient abominables, ravagées de son combat intérieur, torturées
d'incertitudes. Il ne se calmait que près de la brodeuse, même résigné à
ne pas lui plaire, consolé de tout, pourvu qu'elle fût présente. Chaque
matin, il arrivait, parlait du travail, s'asseyait devant le métier,
comme si sa présence eût été nécessaire; et cela l'enchantait de
retrouver son fin profil immobile, baigné de la clarté blonde de ses
cheveux, de suivre le jeu agile de ses petites mains souples, se
débrouillant au milieu des longues aiguillées. Elle était très simple,
elle le traitait maintenant en camarade. Pourtant, il sentait toujours
entre eux des choses qu'elle ne disait pas et dont son coeur à lui
s'angoissait. Elle levait parfois la tête, avec son air de moquerie, les
yeux impatients et interrogateurs. Puis, en le voyant s'effarer, elle
redevenait très froide.

Mais Félicien avait découvert un moyen de la passionner, dont-il
abusait. C'était de lui parler de son art, des anciens chefs d'oeuvre de
broderie qu'il avait vus, conservés dans les trésors des cathédrales, ou
gravés dans les livres: des chapes superbes, la chape de Charlemagne, en
soie rouge, avec de grands aigles aux ailes éployées, la chape de Sion,
que décore tout un peuple de figures saintes; une dalmatique qui passe
pour la plus belle pièce connue, la dalmatique impériale, où est
célébrée la gloire de Jésus-Christ sur la terre et dans le ciel, la
Transfiguration, le Jugement dernier, dont les nombreux personnages sont
brodés de soies nuancées, d'or et d'argent; un arbre de Jessé aussi, un
orfroi de soie sur satin, qui semble détaché d'un vitrail du quinzième
siècle, Abraham en bas, David, Salomon, la Vierge Marie, puis en haut
Jésus; et ses chasubles admirables, la chasuble d'une simplicité si
grande, le Christ en croix, saignant, éclaboussé de soie rouge sur le
drap d'or, ayant à ses pieds la Vierge soutenue par saint Jean, la
chasuble de Naintré enfin, où l'on voit Marie, assise en majesté, les
pieds chaussés, tenant l'Enfant nu sur ses genoux. D'autres, d'autres
merveilles défilaient, vénérables par leur grand âge, d'une foi, d'une
naïveté dans la richesse, perdues de nos jours, gardant des tabernacles
l'odeur d'encens et la mystique lueur de l'or pâli.

--Ah! soupirait Angélique, c'est fini, ces belles choses. On ne peut pas
seulement retrouver les tons.

Et, les yeux luisants, elle s'arrêtait de travailler, quand il lui
contait l'histoire des grandes brodeuses et des grands brodeurs
d'autrefois, Simonne de Gaules, Coli Jolye, dont les noms ont traversé
les âges. Puis, tirant de nouveau l'aiguille, elle en restait
transfigurée, elle gardait au visage le rayonnement de sa passion
d'artiste. Jamais elle ne lui semblait plus belle, si enthousiaste, si
virginale, brûlant d'une flamme pure dans l'éclat de l'or et de la soie,
avec son application profonde, son travail de précision, les points
menus où elle mettait toute son âme.

Il cessait de parler, il la contemplait, jusqu'à ce que, réveillée par
le silence, elle s'aperçût de la fièvre où il la jetait. Elle en était
confuse comme d'une défaite, elle rattrapait son calme indifférent, la
voix fâchée.

--Bon! voilà encore mes soies qui s'emmêlent!... Mère, ne remuez donc
pas! Hubertine, qui n'avait point bougé, souriait, tranquille.

Elle s'était inquiétée d'abord des assiduités du jeune homme, elle en
avait causé un soir avec Hubert, en se couchant. Mais ce garçon ne leur
déplaisait pas, il demeurait très convenable: pourquoi se seraient-ils
opposés à des entrevues d'où pouvait sortir le bonheur d'Angélique?
Elle laissait donc aller les choses, qu'elle surveillait, de
son air sage. D'ailleurs, elle-même, depuis quelques semaines,
vivait le coeur gros des tendresses vaines de son mari. C'était
le mois où ils avaient perdu leur enfant; et chaque année, à
cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets, les mêmes désirs, lui
tremblant à ses pieds, brûlant de se croire pardonné enfin, elle aimante
et désolée, se donnant toute, désespérant de fléchir le sort. Ils n'en
parlaient point, n'en échangeaient pas un baiser de plus, devant le
monde; mais ce redoublement d'amour sortait du silence de leur chambre,
se dégageait de leur personne, au moindre geste, à la façon dont leurs
regards se rencontraient, s'oubliaient une seconde l'un dans l'autre.

Une semaine s'écoula, le travail de la mitre avançait. Ces entrevues
quotidiennes avaient pris une grande douceur familière.

--Le front très haut, n'est-ce pas? sans trace de sourcils.

--Oui, très haut, et pas une ombre, comme dans les miniatures du
temps.--Passez-moi la soie blanche.

--Attendez, je vais l'effiler.

Il l'aidait, c'était un apaisement que cet ouvrage à deux.



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | Next |


Keywords:
N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.