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Text on one page: Few Medium Many
Il était trop grand, je m'imaginais que tout le monde le
voyait, qu'on allait me le voler. Oh! j'ai couru, j'ai couru! et, quand
la nuit a été noire, j'ai eu froid sous cette porte, Oh! j'ai eu froid,
à croire que je n'étais plus en vie. Mais ça ne fait rien, je ne l'ai
pas lâché, le voilà! Et, d'un brusque élan, comme les Hubert le
refermaient pour le lui rendre, elle le leur arracha. Puis, assise, elle
s'abandonna sur la table, le tenant entre ses bras et sanglotant, la
joue contre la couverture de toile rose. Une humilité affreuse abattait
son orgueil, tout son être semblait se fondre, dans l'amertume de ces
quelques pages aux coins usés, de cette pauvre chose, qui était son
trésor, l'unique lien qui la rattachât à la vie du monde. Elle ne
pouvait vider son coeur d'un si grand désespoir, ses larmes coulaient,
coulaient sans fin; et, sous cet écrasement, elle avait retrouvé sa
jolie figure de gamine blonde, à l'ovale un peu allongé, très pur, ses
yeux de violette que la tendresse pâlissait, l'élancement délicat de son
col qui la faisait ressembler à une petite vierge de vitrail.

Tout d'un coup elle saisit la main d'Hubertine, elle y colla ses lèvres
avides de caresses, elle la baisa passionnément.

Les Hubert en eurent l'âme retournée, bégayant, près de pleurer
eux-mêmes.

--Chère, chère enfant!

Elle n'était donc pas encore tout à fait mauvaise? Peut-être pourrait-on
la corriger de cette violence qui les avait effrayés.

--Oh! je vous en prie, ne me reconduisez pas chez les autres,
balbutia-t-elle, ne me reconduisez pas chez les autres! Le mari et la
femme s'étaient regardés. Justement, depuis l'automne, ils faisaient le
projet de prendre une apprentie à demeure, quelque fillette qui
égaierait la maison, si attristée de leurs regrets d'époux stériles. Et
ce fut décidé tout de suite.

--Veux-tu? demanda Hubert. Hubertine répondit sans hâte, de sa voix
calme:

--Je veux bien. Immédiatement, ils s'occupèrent des formalités. Le
brodeur alla conter l'aventure au juge de paix du canton nord de
Beaumont, M. Grandsire, un cousin de sa femme, le seul parent qu'elle
eût revu; et celui-ci se chargea de tout, écrivit à l'Assistance
publique, où Angélique fut aisément reconnue, grâce au numéro matricule,
obtint qu'elle resterait comme apprentie chez les Hubert, qui avaient un
grand renom d'honnêteté. Le sous-inspecteur de l'arrondissement, en
venant régulariser le livret, passa avec le nouveau patron le contrat,
par lequel ce dernier devait traiter l'enfant doucement, la tenir
propre, lui faire fréquenter l'école et la paroisse, avoir un lit pour
la coucher seule.

De son côté, l'Administration s'engageait à lui payer les indemnités et
délivrer les vêtures, conformément à la règle.

En dix jours, ce fut fait. Angélique couchait en haut, près du grenier,
dans la chambre du comble, sur le jardin: et elle avait déjà reçu ses
premières leçons de brodeuse. Le dimanche matin, avant de la conduire à
la messe, Hubertine ouvrit devant elle le vieux bahut de l'atelier, où
elle serrait l'or fin.

Elle tenait le livret, elle le mit au fond d'un tiroir, en disant:

--Regarde où je le place, pour que tu puisses le prendre, si tu en as
l'envie, et que tu te souviennes.

Ce matin-là, en entrant à l'église, Angélique se trouva de nouveau sous
la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s'était produit dans la semaine,
puis le froid avait recommencé, si rude, que la neige des sculptures, à
demi fondue, venait de se figer en une floraison de grappes et
d'aiguilles. C'était maintenant toute une glace, des robes
transparentes, aux dentelles de verre, qui habillaient les vierges.
Dorothée tenait un flambeau dont la coulure limpide lui tombait des
mains. Cécile portait une couronne d'argent d'où ruisselaient des perles
vives. Agathe, sur sa gorge mordue par les tenailles, était cuirassée
d'une armure de cristal. Et les scènes du tympan, les petites vierges
des voussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière les
vitres et les gemmes d'une châsse géante. Agnès, elle, laissait traîner
un manteau de cour, filé de lumière, brodé d'étoiles. Son agneau avait
une toison de diamants, sa palme était devenue couleur de ciel.

Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grand froid.

Angélique se souvint de la nuit qu'elle avait passée là, sous la
protection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.




II


Beaumont est fait de deux villes complètement séparées et distinctes:
Beaumont-l'Église, sur la hauteur, avec sa vieille cathédrale du
douzième siècle, son évêché qui date seulement du dix-septième, ses
mille âmes à peine, serrées, étouffées au fond de ses rues étroites; et
Beaumont-la-Ville, en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien
faubourg que la prospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes
a enrichi, élargi, au point qu'il compte près de dix mille habitants,
des places spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne.

Les deux cantons, le canton nord et le canton sud, n'ont guère ainsi,
entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu'à une trentaine de
lieues de Paris, où l'on va en deux heures, Beaumont-l'Église semble
muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne reste pourtant que
trois portes. Une population stationnaire, spéciale, y vit de
l'existence que les aïeux y ont menée de père en fils, depuis cinq cents
ans.

La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.

Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons
basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de
pierre. On n'y habite que pour elle et par elle; les industries ne
travaillent, les boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir,
l'entretenir, elle et son clergé; et, si l'on rencontre quelques
bourgeois, c'est qu'ils y sont les derniers fidèles des foules
disparues. Elle bat au centre, chaque rue est une de ses veines, la
ville n'a d'autre souffle que le sien. De là, cette âme d'un autre âge,
cet engourdissement religieux dans le passé, cette cité cloîtrée qui
l'entoure, odorante d'un vieux parfum de paix et de foi.

Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, où désormais
Angélique allait vivre, était la plus voisine de la cathédrale, celle
qui tenait à sa chair même. L'autorisation de bâtir là, entre deux
contreforts, avait dû être accordée par quelque curé de jadis, désireux
de s'attacher l'ancêtre de cette lignée de brodeurs, comme maître
chasublier, fournisseur de la sacristie. Du côté du midi, la masse
colossale de l'église barrait l'étroit jardin: d'abord le pourtour des
chapelles latérales dont les fenêtres donnaient sur les plates-bandes,
puis le corps élancé de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le
vaste comble couvert de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétrait
au fond de ce jardin, les lierres et les buis seuls y poussaient
vigoureusement; et l'ombre éternelle y était pourtant très douce, tombée
de la croupe géante de l'abside, une ombre religieuse, sépulcrale et
pure, qui sentait bon. Dans le demi jour verdâtre, d'une calme
fraîcheur, les deux tours ne laissaient descendre que les sonneries de
leurs cloches. Mais la maison entière en gardait le frisson, scellée à
ces vieilles pierres, fondue en elles, vivant de leur sang. Elle
tressaillait aux moindres cérémonies; les grand-messes, le grondement
des orgues, la voix des chantres, jusqu'au soupir oppressé des fidèles,
bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la berçaient d'un souffle
sacré, venu de l'invisible; et, à travers le mur attiédi, parfois même
semblaient fumer des vapeurs d'encens.

Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans un cloître, loin
du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour aller entendre la messe
de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pas l'envoyer à l'école, où
elle craignait les mauvaises fréquentations. Cette demeure antique et si
resserrée, au jardin d'une paix morte, fut son univers. Elle occupait,
sous le toit, une chambre passée à la chaux; elle descendait, le matin,
déjeuner à la cuisine; elle remontait à l'atelier du premier étage, pour
travailler; et c'étaient avec l'escalier de pierre tournant dans sa
tourelle, les seuls coins où elle vécût, justement les coins vénérables,
conservés d'âge en âge, car elle n'entrait jamais dans la chambre des
Hubert, et ne faisait guère que traverser le salon du bas, les deux
pièces rajeunies au goût de l'époque. Dans le salon, on avait plâtré les
solives; une corniche à palmettes, accompagnée d'une rosace centrale,
ornait le plafond; le papier à grandes fleurs jaunes datait du Premier
Empire, de même que la cheminée de marbre blanc et que le meuble
d'acajou, un guéridon, un canapé, quatre fauteuils, recouverts de
velours d'Utrecht. Les rares fois qu'elle y venait renouveler
l'étalage, quelques bandes de broderies pendues devant la fenêtre, si
elle jetait un coup d'oeil dehors, elle voyait la même échappée
immuable, la rue butant contre la porte Sainte Agnès: une dévote
poussait le vantail qui se refermait sans bruit, les boutiques de
l'orfèvre et du cirier, en face, alignant leurs saints ciboires et leurs
gros cierges, semblaient toujours vides.

Et la paix claustrale de tout Beaumont-l'Église, de la rue Magloire,
derrière l'Évêché, de la Grand-Rue où aboutit la rue des Orfèvres, de la
place du Cloître où se dressent les deux tours, se sentait dans l'air
assoupi, tombait lentement avec le jour pâle sur le pavé désert.

Hubertine s'était chargée de compléter l'instruction d'Angélique.
D'ailleurs, elle pratiquait cette opinion ancienne qu'une femme en sait
assez long, quand elle met l'orthographe et qu'elle connaît les quatre
règles. Mais elle eut à lutter contre le mauvais vouloir de l'enfant,
qui se dissipait à regarder par les fenêtres, quoique la récréation fût
médiocre, celles-ci ouvrant sur le jardin. Angélique ne se passionna
guère que pour la lecture; malgré les dictées, tirées d'un choix
classique, elle n'arriva jamais à orthographier correctement une page;
et elle avait pourtant une jolie écriture, élancée et ferme, une de ces
écritures irrégulières des grandes dames d'autrefois.



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