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Text on one page: Few Medium Many
Les portes, déjà branlantes, dataient de Louis XIV. Des
lames de l'ancien parquet achevaient de se pourrir, parmi les feuillets
plus récents, remis un à un, à chaque trou. Il y avait près de cent ans
que la peinture jaune des murs tenait, déteinte en haut, éraillée dans
le bas, tachée de salpêtre. Toutes les années, on parlait de faire
repeindre, sans pouvoir s'y décider, par haine du changement.

Hubertine, assise devant le métier où était tendue la chasuble, leva la
tête en disant:

--Tu sais que, si nous la livrons dimanche, je t'ai promis une bourriche
de pensées pour ton jardin.

Gaiement, Angélique s'exclama:

--C'est vrai.... Oh! je vais m'y mettre!... Mais où donc est mon
doigtier? Les outils s'envolent, quand on ne travaille plus.

Elle glissa le vieux doigtier d'ivoire à la seconde phalange de son
petit doigt, et elle s'assit de l'autre côté du métier, en face de la
fenêtre.

Depuis le milieu du dernier siècle, pas une modification ne s'était
produite dans l'aménagement de l'atelier!... Les modes changeaient, l'art
du brodeur se transformait, mais on retrouvait encore là, scellée au
mur, la chanlatte, la pièce de bois, où s'appuie le métier, qu'un
tréteau mobile porte, à l'autre bout.

Dans les coins, dormaient des outils antiques: un diligent, avec son
engrenage et ses brochettes, pour mettre en broche l'or des bobines,
sans y toucher; un rouet à main, une sorte de poulie, tordant les fils,
qu'on fixait au mur; des tambours de toutes grandeurs, garnis de leur
taffetas et de leur éclisse, servant à broder au crochet. Sur une
planche, était rangée une vieille collection d'emporte-pièce pour les
paillettes; et l'on y voyait aussi une épave, un tatignon de cuivre, le
large chandelier classique des anciens brodeurs. Aux boucles d'un
râtelier, fait d'une courroie clouée, s'accrochaient des poinçons, des
maillets, des marteaux, des fers à découper le vélin, des menne-lourd,
ébauchoirs de buis pour modeler les fils, à mesure qu'on les emploie.
Sous la table de tilleul où l'on découpait, il y avait un grand
dévidoir, dont les deux tourrettes d'osier, mobiles, tendaient un
écheveau de laine rouge. Des colliers de bobines aux soies vives,
enfilés dans une corde, pendaient près du bahut. Par terre, une
corbeille était pleine de bobines vides. Une pelote de ficelle venait de
tomber d'une chaise, déroulée.

--Ah! le beau temps, le beau temps! reprit Angélique. Cela fait plaisir
de vivre.

Et, avant de se pencher sur son travail, elle s'oubliait encore un
instant, devant la fenêtre ouverte, par laquelle entrait la radieuse
matinée de mai. Un coin de soleil glissait du comble de la cathédrale,
une odeur fraîche de lilas montait du jardin de l'Évêché. Elle souriait,
éblouie, baignée de printemps.

Puis, dans un sursaut, comme si elle se fût rendormie:

--Père, je n'ai pas d'or à passer.

Hubert, qui achevait de piquer le décalque d'un dessin de chape, alla
chercher au fond du bahut un écheveau, le coupa, effila les deux bouts
en égratignant l'or qui recouvrait la soie; et il apporta l'écheveau,
enfermé dans une torche de parchemin.

--C'est bien tout?

--Oui, oui. D'un coup d'oeil, elle s'était assurée que rien ne manquait
plus: les broches chargées des ors différents, le rouge, le vert, le
bleu; les bobines de soies de tous les tons; les paillettes, les
cannetilles, bouillon ou frisure, dans le pâté, un fond de chapeau
servant de boire; les longues aiguillés fines, les pinces d'acier, les
dés, les ciseaux, la pelote de cire. Tout cela trottait sur le métier
même, sur l'étoffe tendue que protégeait un fort papier gris.

Elle avait enfilé une aiguillée d'or à passer. Mais, dès le premier
point, il cassa, et elle dut effiler de nouveau, en égratignant un peu
de l'or, qu'elle jeta dans le bourriquet, le carton aux déchets, qui
traînait également sur le métier.

--Ah! enfin! dit-elle, quand elle eut piqué son aiguille.

Un grand silence régna. Hubert s'était mis à tendre un métier. Il avait
posé les deux ensubles sur la chanlatte et sur le tréteau, bien en face,
de façon à placer de droit fil la soie cramoisie de la chape,
qu'Hubertine venait de coudre aux coutisses. Et il introduisait les
lattes dans les mortaises des ensubles, où il les fixait, à l'aide de
quatre clous. Puis, après avoir trélissé à droite et à gauche, il acheva
de tendre en reculant les clous. On l'entendit taper du bout des doigts
sur l'étoffé, qui résonnait comme un tambour. Angélique était devenue
une brodeuse rare, d'une adresse et d'un goût dont s'émerveillaient les
Hubert. En dehors de ce qu'ils lui avaient appris, elle apportait sa
passion, qui donnait de la vie aux fleurs, de la foi aux symboles. Sous
ses mains, la soie et l'or s'animaient, une envolée mystique élançait.
les moindres ornements, elle s'y livrait toute, avec son imagination en
continuel éveil, sa croyance au monde de l'invisible.

Certaines de ses broderies avaient tellement remué le diocèse de
Beaumont, qu'un prêtre, archéologue, et un autre, amateur de tableaux,
étaient venus la voir, en s'extasiant devant ses Vierges, qu'ils
comparaient aux naïves figures des primitifs.

C'était la même sincérité, le même sentiment de l'au-delà, comme cerclé
dans une perfection minutieuse des détails.

Elle avait le don du dessin, un vrai miracle qui, sans professeur, rien
qu'avec ses études du soir, à la lampe, lui permettait souvent de
corriger ses modèles, de s'en écarter, d'aller à sa fantaisie, créant de
la pointe de son aiguille. Aussi les Hubert, qui déclaraient la science
du dessin nécessaire à une bonne brodeuse, s'effaçaient-ils devant elle,
malgré leur ancienneté dans la partie. Et il s'en arrivaient modestement
à n'être plus que ses aides, à la charger de tous les travaux de grand
luxe, dont ils lui préparaient les dessous.

D'un bout de l'année à l'autre, que de merveilles, éclatantes et
saintes, lui passaient par les mains! Elle n'était que dans la soie, le
satin, le velours, les draps d'or et d'argent. Elle brodait des
chasubles, des étoles, des manipules, des chapes, des dalmatiques, des
mitres, des bannières, des voiles de calice et de ciboire. Mais,
surtout, les chasubles revenaient, continuelles, avec leurs cinq
couleurs: le blanc pour les confesseurs et les vierges, le rouge pour
les apôtres et les martyrs, le noir pour les morts et les jours de
jeûne, le violet pour les innocents, le vert pour toutes les fêtes; et
l'or aussi, d'un fréquent usage, pouvant remplacer le blanc, le rouge et
le vert. Au centre de la croix, c'étaient toujours les mêmes symboles,
les chiffres de Jésus et de Marie, le triangle entouré de rayons,
l'agneau, le pélican, la colombe, un calice, un ostensoir, un coeur
saignant sous les épines; tandis que, dans le montant et dans les bras,
couraient des ornements ou des fleurs, toute l'ornementation des vieux
styles, toute la flore des fleurs larges, les anémones, les tulipes, les
pivoines, les grenades, les hortensias. Il ne s'écoulait pas de saison
qu'elle ne refit les épis et les raisins symboliques, en argent sur le
noir, en or sur le rouge. Pour les chasubles très fiches, elle nuançait
des tableaux, des têtes de saints, un cadre central, l'Annonciation, la
Crèche, le Calvaire.

Tantôt les orfrois étaient brodés sur le fond même, tantôt elle
rapportait les bandes, soie ou satin, sur du brocart d'or ou du
velours. Et cette floraison de splendeurs sacrées, une à une, naissait
de ses doigts minces.

En ce moment, la chasuble à laquelle travaillait Angélique était une
chasuble de satin blanc, dont la croix se trouvait faite d'une gerbe de
lis d'or, entrelacée de roses vives, en soie nuancée. Au centre, dans
une couronne de petites roses d'or mat, le chiffre de Marie rayonnait,
en or rouge et vert, d'une grande richesse d'ornements.

Depuis une heure qu'elle achevait, au passé, les feuilles des petites
roses d'or, pas une parole n'avait troublé le silence. Mais l'aiguillée
cassa de nouveau, elle la renfila à tâtons, sous le métier, en ouvrière
adroite. Puis, comme elle avait levé la tête, elle parut boire dans une
longue aspiration tout le printemps qui entrait.

--Ah! murmura-t-elle, faisait-il beau, hier!... Que c'est bon, le
soleil!

Hubertine, en train de cirer son fil, hocha la tête.

--Moi, je suis moulue, je ne sens plus mes bras: C'est que je n'ai pas
tes seize ans, et lorsqu'on sort si peu! Tout de suite, pourtant, elle
se remit au travail. Elle préparât les lis, en cousant des coupons de
vélin, aux repères indiqués, pour donner du relief.

--Et puis, ces premiers soleils vous cassent la tête, ajouta Hubert,
qui, son métier tendu, s'apprêtait à poncer sur la soie la bande de la
chape.

Angélique était restée les yeux vagues, perdus dans le rayon qui tombait
d'un arc-boutant de l'église. Et, doucement:

--Non, non, moi, ça m'a rafraîchie, ça m'a délassée, toute cette journée
de grand air.

Elle avait terminé le petit feuillage d'or, elle se mit à une des larges
roses, tenant prêtes autant d'aiguilles enfilées que de nuances de soie,
brodant à points fendus et rentrants, dans le sens même du mouvement des
pétales: Et, malgré la délicatesse de ce travail, les souvenirs de la
veille qu'elle revivait, tout à l'heure, dans le silence, débordaient
maintenant de ses lèvres, s'échappaient si nombreux, qu'elle ne
tarissait plus. Elle disait le départ, la vaste campagne, le déjeuner
là-bas, dans les ruines d'Hautecoeur, sur le dallage d'une salle dont
les murs écroulés dominaient le Ligneul, coulant en dessous parmi les
saules, à cinquante mètres. Elle en était pleine, de ces ruines, de ces
ossements épars sous les ronces, qui attestent l'énormité du colosse,
lorsque, debout, il commandait les deux vallées. Le donjon restait, haut
de soixante mètres, découronné, fendu, solide malgré tout sur ses
fondations de quinze pieds d'épaisseur. Deux tours avaient également
résisté, la tour de Charlemagne et la tour de David, reliées par une
courtine presque intacte. À l'intérieur, on retrouvait une partie des
bâtiments, la chapelle, la salle de justice, des chambres; et cela
semblait avoir été bâti par des géants, les marches des escaliers, les
allèges des fenêtres, les bancs des terrasses, à une échelle démesurée
pour les générations d'aujourd'hui.



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