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À l'intérieur, on retrouvait une partie des
bâtiments, la chapelle, la salle de justice, des chambres; et cela
semblait avoir été bâti par des géants, les marches des escaliers, les
allèges des fenêtres, les bancs des terrasses, à une échelle démesurée
pour les générations d'aujourd'hui. C'était toute une ville forte, cinq
cents hommes de guerre pouvaient y soutenir un siège de trente mois,
sans manquer de munitions ni de vivres. Depuis deux siècles, les
églantiers disjoignaient les briques des pièces basses, les lilas et les
cytises fleurissaient les décombres des plafonds effondrés, un platane
avait grandi dans la cheminée de la salle des gardes. Mais, quand, au
soleil couchant, la carcasse du donjon allongeait son ombre sur trois
lieues de cultures, et que le château entier semblait se reconstruire,
colossal dans les brumes du soir, on en sentait encore l'ancienne
souveraineté, la force rude qui en avait fait l'imprenable forteresse
dont tremblaient jusqu'aux rois de France.

--Et j'en suis sûre, continua Angélique, c'est habité par des âmes qui
reviennent, la nuit. On entend toutes sortes de voix, il y a des bêtes
partout qui vous regardent, et j'ai bien vu, en me retournant, lorsque
nous sommes partis, de grandes figures blanches flotter au-dessus des
murs.... N'est-ce pas, mère, vous qui savez l'histoire du château?

Hubertine eut un sourire placide.

--Oh! des revenants, je n'en ai jamais vu, moi. Mais, en effet, elle
savait l'histoire, lue dans un livre, et elle dut la raconter de
nouveau, sur les questions pressantes de la jeune fille.

Le territoire appartenait au siège de Reims, depuis saint Remi, qui le
tenait de Clovis. Un archevêque, Séverin, dans les premières années du
dixième siècle, fit élever à Hautecoeur une forteresse, pour défendre le
pays contre les Normands, qui remontaient l'Oise, où se déverse le
Ligneul. Au siècle suivant, un successeur de Séverin le donna en fief à
Norbert, cadet de la maison de Normandie, moyennant un ceps annuel de
soixante sous et à la condition que la ville de Beaumont et son église
resteraient franches. Ce fut ainsi que Norbert Ier devint le chef des
marquis d'Hautecoeur, dont la fameuse lignée, dès lors, emplit
l'histoire. Hervé IV, excommunié deux fois pour ses vols de biens
ecclésiastiques, bandit de grandes routes qui égorgea de sa main trente
bourgeois d'un coup, eut sa tour rasée par Louis le Gros, auquel il
avait osé faire la guerre. Raoul Ier, qui s'était croisé avec Philippe
Auguste, périt devant Saint-Jean d'Acre, d'un coup de lance au coeur.
Mais le plus illustre fut Jean V le Grand, qui, en 1225, rebâtit la
forteresse, éleva en moins de cinq années ce redoutable château
d'Hautecoeur, à l'abri duquel il rêva un moment le trône de France; et,
après avoir échappé aux massacres de vingt batailles, il mourut dans son
lit, beau-frère du roi d'Écosse. Puis, ce furent Félicien III, qui alla
pieds nus à Jérusalem, Hervé VII qui revendiqua ses droits au trône
d'Écosse, d'autres encore, puissants et nobles au travers des siècles,
jusqu'à Jean IX, qui, sous Mazarin, eut la douleur d'assister au
démantèlement du château.

Après un dernier siège, on fit sauter à la mine les voûtes des tours et
du donjon, on incendia les bâtiments, où Charles VI était venu distraire
sa folie, et que, près de deux cents ans plus tard, Henri IV avait
habité huit jours avec Gabrielle d'Estrées.

Tous ces royaux souvenirs, maintenant, dormaient dans l'herbe.

Angélique, sans arrêter son aiguille, écoutait passionnément, comme si
la vision de ces grandeurs mortes s'était levée de son métier, à mesure
que la rose y naissait, dans la vie tendre des couleurs. Son ignorance
de l'histoire élargissait les faits, les reculait au fond d'une
prodigieuse légende.

Elle en tremblait de foi ravie, le château se reconstruisait, montait
jusqu'aux portes du ciel, les Hautecoeur étaient les cousins de la
Vierge.

--Et, demanda-t-elle, notre nouvel évêque, Monseigneur d'Hautecoeur, est
alors un descendant de cette famille?

Hubertine répondit que Monseigneur devait être d'une branche cadette, la
branche aînée se trouvant depuis longtemps éteinte. C'était même un
singulier retour, car pendant des siècles les marquis d'Hautecoeur et le
clergé de Beaumont avaient vécu en guerre. Vers 1150, un abbé entreprit
la construction de l'église, avec les seules ressources de son ordre;
aussi l'argent manqua-t-il bientôt, l'édifice n'était qu'à la hauteur
des voûtes des chapelles latérales, et l'on dut se contenter de couvrir
la nef d'une toiture en bois. Quatre-vingts ans s'écroulèrent, Jean V
venait de rebâtir le château, lorsqu'il donna trois cent mille livres,
qui jointes à d'autres sommes, permirent de continuer l'église. On
acheva d'élever la nef. Les deux tours et la grande façade ne furent
terminées que beaucoup plus tard, vers 1430, en plein quinzième siècle.
Pour récompenser Jean V de sa largesse, le clergé lui avait accordé le
droit de sépulture, à lui et à ses descendants, dans une chapelle de
l'abside, consacrée à saint Georges, et qui, depuis lors, se nommait la
chapelle Hautecoeur. Mais les bons rapports ne pouvaient guère durer, le
château mettait en continuel péril les franchises de Beaumont, sans
cesse des hostilités éclataient sur des questions de tribut et de
préséance. Une surtout, le droit de péage dont les seigneurs
prétendaient frapper la navigation du Ligneul, éternisa les querelles,
lorsque se déclara la grande prospérité de la ville basse, avec ses
fabriques de toiles fines.

Dès cette époque, la fortune de Beaumont s'accrut de jour en jour,
tandis que celle d'Hautecoeur baissait, jusqu'au moment où, le château
démantelé, l'église triompha. Louis XIV en fit une cathédrale, un
évêché fut bâti dans l'ancien clos des moines; et le hasard voulait,
aujourd'hui, que justement un Hautecoeur revînt, comme évêque, commander
à ce clergé, toujours debout, qui avait vaincu ses ancêtres, après
quatre cents ans de lutte.

--Mais, dit Angélique, Monseigneur a été marié. Il a un grand fils de
vingt ans, n'est-ce pas?

Hubertine avait pris les ciseaux, pour corriger un des coupons de vélin.

--Oui, c'est l'abbé Cornille qui m'a conté ça. Oh! une histoire bien
triste.... Monseigneur a été capitaine à vingt et un ans, sous Charles X.
À vingt-quatre ans, en 1830, il donna sa démission, et l'on prétend que,
jusqu'à la quarantaine, il mena une vie dissipée, des voyages, des
aventures, des duels. Puis, un soir, chez des amis, à la campagne, il
rencontra la fille du comte de Valençay, Paule, très riche,
miraculeusement belle, qui avait à peine dix-neuf ans, vingt-deux de
moins que lui. Il l'aima à en être fou, et elle l'adora, on dut hâter le
mariage.

Ce fut alors qu'il racheta les ruines d'Hautecoeur pour une misère, dix
mille francs je crois, dans l'intention de réparer le château, où il
rêvait de s'installer avec sa femme. Pendant neuf mois, ils avaient vécu
cachés au fond d'une vieille propriété de l'Anjou, refusant de voir
personne, trouvant les heures trop courtes.... Paule eut un fils et
mourut.

Hubert, en train de tamponner le dessin avec une poncette chargée de
blanc, avait levé la tête, très pâle.

--Ah! le malheureux, murmura-t-il.

--On raconte qu'il faillit en mourir, continua Hubertine. Une semaine
plus tard, il entrait dans les ordres. Il y a vingt ans de cela, et il
est évêque aujourd'hui.... Mais ce qu'on ajoute, c'est que, pendant vingt
ans, il a refusé de voir son fils, cet enfant qui avait coûté la vie à
sa mère. Il s'en était débarrassé, en le plaçant chez un oncle de
celle-ci, un vieil abbé, ne voulant pas même en recevoir des nouvelles,
tâchant d'oublier son existence.

Un jour qu'on lui envoyait un portrait du petit, il crut revoir sa chère
morte, on le trouva sur le plancher, raidi, comme abattu d'un coup de
marteau.... Et puis, l'âge, la prière, ont dû apaiser ce grand chagrin,
car le bon curé Comille me disait hier que Monseigneur venait enfin
d'appeler son fils près de lui.

Angélique, ayant terminé la rose, si fraîche que l'odeur semblait s'en
exhaler du satin, regardait de nouveau par la fenêtre ensoleillée, les
yeux noyés d'une rêverie. Elle répéta à voix basse:

--Le fils de Monseigneur....

Hubertine achevait son histoire.

--Un jeune homme beau comme un dieu, paraît-il. Son père désirait en
faire un prêtre. Mais le vieil abbé n'a pas voulu, le petit manquant
tout à fait de vocation.... Et des millions! cinquante à ce qu'on
raconte! Oui, sa mère lui aurait laissé cinq millions, qui, placés en
achat de terrains, à Paris, en représenteraient plus de cinquante
maintenant. Enfin, riche comme un roi!--Riche comme un roi, beau comme
un dieu, répéta inconsciemment Angélique, de sa voix de songe.

Et, d'une main machinale, elle prit sur le métier une broche chargée de
fil d'or, pour se mettre à la broderie en guipure d'un grand lis. Après
avoir dépassé la fil du bec de la broche, elle en fixa le bout avec un
point de soie, au bord même du vélin, qui faisait épaisseur. Puis,
travaillant, elle dit encore, sans achever sa pensée, perdue dans le
vague de son désir:

--Oh! moi, ce que je voudrais, ce que je voudrais....

Le silence retomba, profond, troublé seulement par un chant affaibli qui
venait de l'église. Hubert ordonnait son dessin, en repassant, avec un
pinceau, toutes les lignes pointillées de la ponçure; et les ornements
de la chape apparaissaient ainsi, en blanc, sur la soie rouge. Ce fut
lui qui, de nouveau, parla.

--Ces temps anciens, c'était si magnifique! Les seigneurs portaient des
vêtements tout raides de broderies. À Lyon, on en vendait l'étoffe
jusqu'à six cents livres l'aune. Il faut lire les statuts et ordonnances
des maîtres brodeurs, où il est dit que les brodeurs du roi ont le droit
de réquisitionner par la force armée les ouvrières des autres maîtres....
Et nous avions des armoiries: d'azur, à la fasce diaprée d'or,
accompagnée de trois fleurs de lis de même, deux en chef, une en
pointe.... Ah! c'était beau, il y a longtemps!

Il se tut, tapa de l'ongle sur le métier, pour en détacher les
poussières. Puis, il reprit:

--À Beaumont, on raconte encore sur les Hautecoeur une légende que ma
mère me répétait souvent, quand j'étais petit....



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